Voici un roman vraiment excellent, qui tend vers l’essai, sur un sujet difficile, voire « impossible », le dialogue entre religion et psychanalyse, entre tradition et modernité, entre temps sacré et temps profane, entre chair et esprit…
Marie Balmary fait jaillir ce roman-essai d’une double rencontre, avec Jacques Lacan d’une part, qui l’invite et veut lui faire payer sa propre invitation, avec Marc-François Lacan, le frère du psychanalyste, qu’elle sollicite et qui lui, au contraire lui donne :
« Le psychanalyste m’avait reçue comme un maître reçoit généreusement une étudiante sans université. Mais là où il m’avait permis de m’inscrire, il n’y avait de place pour moi que s’il avait pris en moi la place de ma propre pensée ; (…)
Le religieux, lui, m’avait accueillie comme un chercheur accueille un autre chercheur, pour qu’ils se disent simplement l’un à l’autre leurs tâtonnements, leurs découvertes. Il m’avait ouvert la porte comme un voyageur installé pour un temps accueille un autre voyageur, prenant soin de son bien-être, sans lui imposer la discipline de son chemin ni les visions de son propre voyage. »
Si d’échange en échange, le moine et la psychanalyste cernent avec lucidité les contradictions ou les aberrations de leurs mondes respectifs, de leurs systèmes de référence, ils savent aussi s’en affranchir pour construire, élaborer, travailler pas après pas, à une véritable rencontre.
La relation, l’écoute, le partage, la rencontre sont au cœur de l’expérience profonde, bouleversante sans qu’il n’y paraisse, inscrite dans ces pages. C’est une histoire qui convoque aussi bien la musique que la littérature pour faire médiation entre deux quêtes et servir Agape. La rencontre est bien amoureuse par la reconnaissance mutuelle de deux personnes en leur liberté propre. Si la mort n’est jamais très éloignée de la question posée, la vie s’impose, mot après mot, phrase après phrase, dans les réponses parfois justes esquissées, dans les silences qui unissent aussi.
Extrait :
« - Le propre du spirituel est mystérieux : une énergie à la fois reçue de l’extérieur et de l’intime, de l’autre et de soi ; à la fois de l’âme et du corps, la séparation entre eux n’ayant pas cours dans l’esprit. Je vous dis cela sans trop savoir ce que je dis moi non plus. En ce qui concerne Rimbaud, en revanche, je crois, au contraire de vous, qu’il est arrivé précisément là où il voulait.
Puis avec une expression d’enfant qui ne renonce pas :
- Je reviens à mon cher psaume 82 : le dieu qui dit aux humains : « J’ai dit : Vous êtes des dieux », le dit-il à tous les hommes ou seulement à une nation, fût-elle sainte et mise à part ? Il me semble qu’il le dit à tous, puisqu’il est appelé Elohim dans ce psaume et non du nom propre que seul Israël lui donne. Elohim, reconnaissant dans les humains des elohim, « fils du Très-Haut vous tous ». Il nous sauve donc tous de la mort puisque « dieux » s’oppose à « mortels ».
- Mais, Simon, de quel dieu me parlez-vous ? Un nouveau ?
- Est-ce un nouveau dieu ? Pour ma part, je dirai oui et qu’il ne peut être que nouveau, autre, pour chacun de nous, car, comme le dit aussi le psaume, il dépend des hommes de croire – à chaque génération – à un dieu dont ils sont les nouveaux fils ou bien de mourir de mort. Que « nous » soit toujours nouveau, nous en faisons l’expérience même ici, n’est-ce-pas : je ne sais pas ce que vous allez me signifier, que ce soit par une parole, un acte, un signe, un silence… Vous non plus ne savez pas à l’avance ce que je vais vous dire. Et donc à chaque pas de Je et de Tu, Nous est un autre.
- Rimbaud avait donc tout compris.
- A ceci près que lorsqu’il écrit « Je est un autre », il ne parle qu’au singulier. Et la vérité au singulier, c’est à la fois la vérité et l’enfer.
- Ce que vous dites là m’évoque tant de choses de la clinique, dit Ruth. La psychanalyse qui croit à l’amour de la vérité suffit-elle à déjouer ce piège de la vérité au singulier alors qu’elle croit en même temps tellement à la raison individuelle ? Votre psaume peut-il sauver les Rimbaud de la vérité infernale où ils se trouvent isolés ?
- Je le crois parce que j’ai trouvé avec qui le croire… »
C’est tout simplement un beau livre que nous offre Marie Balmary, un livre dont la religion comme la psychanalyse ne sortent pas grandies mais vivantes, intensément vivantes, ce qui est essentiel.