Griffes

Préface de Christophe Dauphin

Les Hommes sans Epaules publient ce poignant et admirable recueil de poèmes, traduits de l’arabe de Palestine par Abdellatif Laâbi. Cette édition est bilingue, plaçant côte à côte la langue arabe et la langue française, deux langues nées pour la poésie.

Malgré le contexte douloureux dans lequel demeure le peuple palestinien, ce n’est pas une poésie de combat, de résistance, qui serait légitime mais une poésie de réalisation, de liberté, de profondeur, qui éveille par la lucidité et la simple présence à soi-même et au monde, une force intangible de l’esprit.

Le premier poème a pour titre La liberté m’a murmuré que j’étais sa fille préférée.

 

Vois-tu, mère ils ont de petites cornes

  et des queues sous leurs pantalons

Ils parlent dans leurs barbes 

une langue maudite

et font circuler entre eux des talismans 

comme des encensoirs

 

Cependant, j’ai pu survivre

et sauver ton visage

 

J’écris avec mes doigts 

sur la buée des vitres 

dans l’espoir que quelqu’un soufflera 

sur la face du poème 

et que celui-ci apparaisse

 

J’avoue que le désespoir a toujours été 

le premier arrivant 

le premier 

à renouer avec la sérénité 

le premier 

à se lever le matin 

et le dernier à se coucher

 

J’avoue que l’ennui

depuis que je l’ai connu 

a toujours tenu à changer de couvre-chef

 

Je reconnais à l’absurde 

d’avoir réparé 

toutes les horloges insolites… 

 

Christophe Dauphin la désigne comme une « poétesse libre et insoumise ».

 

Les poèmes sont longs, ils déferlent comme les vagues sur une plage, doucement et régulièrement ou, au contraire, viennent frapper les rochers avec fracas.

 

Les ogresses m’ont transplanté dans une matrice humaine 

et ont fourvoyé mes restes

 

Elles m’ont revêtue de la peau d’un cadavre de jeune fille et m’ont relâchée

 

Je flotte dans ma peau

Les hommes me prennent pour une femme 

alors que je suis une petite ogresse

 

Je rugis quand j’ai faim 

quand je désire le maître des ogres 

et que j’ai envie du sang de gazelle… 

 

Livre de poésie, c’est aussi un livre de sagesse, une sagesse terrible, celle qui jaillit du monde tel qu’il est et non tel que nous le rêvons.

 

Peut-être ne le sais-tu pas encore 

les femmes n’ont pas inauguré toute cette mort 

et peut-être ne le sauras-tu jamais 

elles n’enfantent pas des tueurs

Les tueurs 

s’enfantent eux-mêmes

 

L’amour côtoie la mort, naturellement, sans ostentation, parce que c’est ainsi. La beauté, si improbable, couvre de son manteau de plénitude les affres de l’incarnation et de l’exil, en soi-même plutôt que géographique. Il y a bien les « griffes », il y a aussi les caresses. Les deux font la danse de la vie.

Source : La Lettre du Crocodile

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