La Société des Ecrivains Ardennais et le réseau des médiathèques de la Communauté d’Agglomération d’Ardenne Métropole se sont associés avec les Editions de l’œil du Sphinx pour créer en 2016, à Charleville-Mézières, le premier Salon des littératures maudites consacré, explique Thibaut Canuti Conservateur en chef des bibliothèques, dans la préface à ces Actes, « aux phénomènes fortéens, à l’ésotérisme, à l’occulte, à la parapsychologie scientifique, au réalisme fantastique et plus généralement à toutes ces littératures des marges ».
Thibaut Canuti constate que si les travaux consacrés à cette littérature se multiplient, il manque un événement marquant pour en rendre compte.
Inaugurer ce nouveau salon avec la figure magistrale de H.P. Lovecraft (1890 – 1937) était une évidence tant l’influence de celui-ci ne cesse de s’étendre.
La première communication de ce salon fut une remarquable synthèse de l’œuvre de Lovecraft et de ses enjeux, très actuels et toujours aussi paradoxaux, de Philippe Marlin, grand connaisseur du sujet depuis sa rencontre avec H.P.L. au milieu des années 60.
Après un portrait rapide de l’homme, absolument matérialiste, il convient de le rappeler, Philippe Marlin démontre comment le mythe créé par Lovecraft renouvelle la métaphysique :
« On peut dire, sans craindre l’exagération, que, jusqu’à Lovecraft, l’homme était au centre de l’univers ; soit parce qu’il était le fils de Dieu, et à ce titre parcelle de la transcendance divine ; soit parce qu’il était le seul moteur d’un univers matérialiste, chargé de façonner la terre à son image et à son service. Même l’existentialisme ramènera tout à l’individu. Avec Lovecraft, la page de l’anthropocentrisme est tournée. L’homme n’est plus qu’une poussière dans l’univers, une créature insignifiante qui assiste, bien souvent de façon inconsciente, au jeu de forces cosmiques qui le dépassent et ne le concernent guère. »
La cosmogonie lovecraftienne, complexe est basée sur le règne des Grands Anciens et Ceux de la Grande Race, à l’origine des temps, puis sur le conflit entre ces deux types d’entités, qui conduisit les seconds à emprisonner les premiers en divers lieux de l’univers. Les Grands Anciens tentent depuis de retrouver leur hégémonie avec l’aide d’humains faibles qu’ils peuvent influencer par l’intermédiaire des rêves.
« Divinités, monstres, extra-terrestres, les créatures que nous propose l’écrivain de Providence sont assurément de nature trouble, confie Philippe Marlin. Divinités peut-être, puisqu’elles donnent à la cosmogonie une architecture d’inspiration religieuse et suscitent de nombreux cultes. Monstruosités à l’évidence, de par leur aspect repoussant et leur odeur putride. Extra-terrestres vraisemblablement, en raison de leurs origines stellaires. »
Cette métaphysique matérialiste, née dans les fanzines populaires, aurait pu tomber dans l’oubli. Elle connut un développement exceptionnel. Le panthéon de Lovecraft, dont nous connaissons surtout Ctulhu, a influencé nombre d’auteurs, mais aussi le cinéma, la peinture ou d’autres arts, dont la Bande Dessinée, jusque dans les jeux de rôle.
Cette mythologie s’est inscrite dans des grimoires qui mêlent magie, souvent noire, et métaphysique, en une philosophie occulte associant le vrai et le faux de manière particulièrement réussie. Dans cette bibliothèque lovecraftienne, le Necronomicon tient une place essentielle, le ou les, car il existe plusieurs versions qui constituent des sommets dans l’art de la mystification.
Philippe Marlin insiste avec raison sur le paradoxe des rapports entre Lovecraft et l’ésotérisme. Lovecraft est un apôtre du « matérialisme mécanique », hostile à l’irrationnel. Il va pourtant développer dans son œuvre un occultisme singulier, crédible au point d’influencer des groupes initiatiques contemporains. Lovecraft, rappelle Philippe Marlin, n’est ni un ésotériste, ni un « grand initié », c’est un auteur rigoureux soucieux de s’informer qui va puiser dans les sources de l’occultisme traditionnel pour composer son ou ses systèmes magiques. Il explore également les travaux scientifiques de son époque marquée par le début des sciences quantiques. Pour Lovecraft, « les humains n’ont qu’une connaissance limitée de la réalité », précise, Philippe Marlin, « ses visions cosmiques proviennent d’Ailleurs, plus précisément d’un « réservoir subconscient de visions » ». « Les expériences les plus gratifiantes sont celles visant à « recapturer » des fragments de souvenirs flottant dans le subconscient. »
Cette approche ouvre sur des perspectives vertigineuses et pose la question de la nature de la réalité, ou des réalités, comme de l’expérience.
Les Grands Anciens de Lovecraft représentent des archétypes classiques, malgré leurs aspects horrifiques, des grandes traditions. Il n’est pas si étonnant que des groupes initiatiques, ou prétendus tels, se soient intéressés à son œuvre en s’appropriant les systèmes proposés par le Maître de Providence, faciles à mettre en œuvre comme célébrations. La postérité de H.P. Lovecraft est telle, par son étendue et par sa variété qu’elle suscite de plus en plus d’études universitaires. Lovecraft est, conclut Philippe Marlin, « le géniteur d’une formidable machine à rêver ».
Egalement au sommaire des Actes de ce premier Salon des littératures maudites auquel nous souhaitons longue vie : Geneviève Béduneau : Mythes d'autrefois, légendaire d'aujourd'hui – Jocelin Morrison : Les expériences de mort imminente – Joslan. F. Keller : L’indéchiffrable manuscrit Voynich – Richard D. Nolane : Le vampirisme criminel moderne – Fabienne Leloup : Maria Deraismes, fondatrice de la première Loge maçonnique mixte – Lauric Guillaud : Le thriller ésotérique – Claude Arz : Grigori Efimovitch Raspoutine, le pèlerin maudit de Russie – C. de Mortière et R. Dalla Rosa : Démonologie et sorcellerie dans les contes et légendes ardennais – Yves Lignon : La Parapsychologie à l’Université.