Ce premier et ultime roman est une rare interrogation sur le psychisme depuis l’intérieur même de l’étrangeté. Interrogation qui demeure, nécessairement, sans réponse.
Philippe Vergeraud est né en 1966. Il écrit de 1996 à 1999. Il se donne la mort en 2002.
Peintre et poète, ce n’est certes pas un hasard s’il fait le choix de la fiction pour dire sa multiplicité, explorer le clivage qui conduit du morcellement à l’effondrement.
Le livre était initialement intitulé Histoire de l’Autre, titre significatif quand tout est altérité, quand rien ne se fixe comme soi.

« Renaud ne se doute pas de sa propre existence, ni de son unité, sur laquelle il s’appuie à l’occasion d’un trouble, d’un incident qui peut toujours intervenir et parfois tourner mal. L’acuité avec laquelle il a pu ressentir certaines douleurs, certaines peines infligées et qu’il prenait souvent pour des épreuves de formation, la constance et la régularité de celles-ci au cours de ces dernières années lui ont permis d’en accepter le principe. Mais tout ce qui paraît se produire en son extérieur, en mauvais ou en bon, en gai ou en triste, lui parvient toujours avec un certain décalage qui chaque jour s’amplifie. Il éprouve en fait, et de plus en plus, un sentiment de séparation, comme s’il se sentait s’éloigner d’un bord connu ou d’une terre ancienne et douce ou quitter une femme, comme s’il se retirait du monde avec en souvenir un toucher rassurant, le goût à la fois perdu et persistant d’une mamelle qu’il aurait eue en bouche. S’il est sûr de sa plénitude, de sa réalité propre, il envisage tout ce qui lui est étrange avec une peur constante que chaque matin rend peut-être plus aiguë. Assiste-t-il à une transmutation sourde du décor qui l’entoure et qu’il prend pour l’univers ou entame-t-il un étrange et très long voyage sans promesse de retour ? »
Aventurier de soi-même servi par une très belle écriture et une justesse d’analyse et d’observation rare, Philippe Vergeraud établit un quadrille de l’étrangeté et du trouble.
Deux voix, deux voies aussi, issues du clivage, Renaud et Ren. Renaud, « partie adaptée » ; Ren, « partie mauvaise ». A ces deux voies s’ajoutent l’arbre, médiateur ambigu et révélateur et Claire, amour impuissant. A moins que le quatrième ne soit le lecteur lui-même, « je » fantôme, qui n’arrive jamais à se construire ou à se singulariser.
Reste cependant la beauté, seule permanence, seule unité, qui se joue de la noirceur comme de l’éclair lumineux, traversant une solitude absolue, celle du trouble conscient de lui-même.
Le lecteur traverse ainsi une vie, tel un funambule au-dessus du vide. Incertitude absolue. La béance qui appelle en dessous, l’infini qui s’échappe au-dessus. Une fois abolie la distinction, si dramatiquement culturelle, entre rêve et réalité, que reste-t-il de moi-même ?
« Devant lui, devant son ombre qu’il déploie et peaufine et qui tourne toujours selon la même allure comme une aiguille sur un cadran lisse de mousse, Renaud pose un genou en terre. Il caresse le cuir épais et sacrifié de l’arbre exhibant son pesant de matière, affichant une odieuse supériorité d’âme. Renaud découvre une masse qui lui fait barrage et le maintient courbé, prend sa part de lumière, lui appuie sur la nuque et poursuit sa sinistre, son exclusive attention. »
Dans ce voyage initiatique à contre-sens, les plaisirs ne sont pas absents, les espoirs ne sont pas interdits, les renaissances mêmes, mais dévorées par le cancer de l’éphémère.
« Plus tard, après avoir enterré le corps de son ami dans le trou béant laissé par l’arbre assassiné et empli un sac de voyage de vêtements divers, d’objets de toilette et des morceaux démontés et soigneusement enveloppées de la carabine, il fermera fenêtres et volets, claquera la vieille porte cloutée derrière lui et quittera pour toujours la maison, quittera ce pays, se quittera lui-même en suivant le mur qui longe son enfance entre le jardin et la forêt.
Se retournant une seule fois, avant de franchir la grille, il entreverra alors tout un cortège de morts qui lui auront emboîté le pas, marchant à sa suite sur le dos creusé des jours. »
Histoire d’une individuation irréalisable, Le Cri de l’arbre est un véritable joyau dans une littérature impossible, qui tente parfois de se dire sans jamais s’approcher de soi-même autrement qu’à travers le prisme de la souffrance psychique et des gouffres obscurs et maudits de l’âme humaine.

Editions Fondencre
Beaupré
23800 Sagnat
France

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