L'un des historiens les plus remarquables du XXème siècle, Ernst H. Kantorowicz (1895-1968) a bouleversé la discipline avec une biographie de Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), publiée en 1927. Pour la première fois un historien associe dans sa recherche les disciplines de l'économie, de la culture, de la sociologie, de la psychologie, de la symbolique... pour dresser le portrait d'un homme étonnant, énigmatique, politicien et stratège habile, érudit, passionné des sciences d'Hermès, architecte et même auteur d'un traité de fauconnerie.
Mais c'est plus encore avec son second chef-d'oeuvre, Les Deux Corps du Roi, que Kantorowicz entre dans l'histoire de l'Histoire. Alain Boureau, dans sa postface rappelle l'importance du livre :
"Le livre explique la naissance de l'Etat au début de l'âge moderne par une construction médiévale assez improbable qui ordonne l'idée d'une continuité souveraine de l'institution politique autour de la figure concrète d'un monarque doté de deux corps : l'un, naturel, souffre et meurt, l'autre, immortel, se transmet surnaturellement au successeur. Cette analyse, par un déplacement génial et simple impute la naissance de l'Etat moderne européen à la notion de perpétuité et non plus à celle de transcendance. Kantorowicz réalisait le rêve de tout historien : faire apparaître un phénomène qui était demeuré inaperçu tout en laissant des traces observables par quiconque, construire à partir de substance indéfiniment friable et recomposée des documents, le bloc du monument. Le monument fascine, décourage, irrite ; chacun tente d'en effriter quelque angle, ou d'y graver ses initiales d'un canif dérisoire qui signale la visite ; mais le bloc demeure, histoire entrée dans l'Histoire. [...]
De fait Les Deux Corps du Roi est peut-être le seul texte purement médiéviste de Kantorowicz ; partout ailleurs, le Moyen Âge apparaît comme un milieu de transmission et de reconstruction de cette Antiquité où se levaient les soleils héroïques de la pensée. Ralph Giesey rapporte que Kantorowicz s'intéressa particulièrement à la thématique du double corps parce qu'il n'en voyait pas d'origine en deçà du Moyen Âge occidental. Quelle singularité médiévale peut engendrer l'élaboration de l'identité corporative, sinon l'existence de l'Eglise chrétienne, arc-boutée sur l'Incarnation de Dieu ? Précisément dans le sous-titre de son livre, Kantorowicz nomme le processus qu'il décrit : l'Occident médiéval a élaboré une "théologie politique"."
En rassemblant ces deux ouvrages fondamentaux en un seul volume, Quarto met à notre disposition une somme qui passionne aussi bien le féru d'Histoire que celui qui s'intéresse à la genèse de l'Etat moderne.