Pourquoi la démocratie a besoin de la religion

Dans la perspective de sa critique de la modernité, en partie celle de l’accélération du rythme de vie et de production associé à la notion de progrès et donc au système capitaliste, le sociologue allemand Hartmut Rosa s’est imposé comme un penseur majeur de l’évolution sociopolitique qui commence à fermenter un peu partout dans le monde. Une pleine page d’interview dans Le Monde du 12/09/2023 donnant suite à la parution de son dernier livre a attiré mon attention, mais j’avoue que la lecture dudit opuscule m’a laissé sur ma faim. Toutefois, il me paraît important d’aborder le sujet dans nos colonnes, compte tenu notamment de mes propres incursions littéraires sur ce terrain.

Pour explorer ce qui a façonné notre société, ses lacunes et dans l’espoir de mettre en évidence des solutions porteuses, Rosa a élaboré le concept de « ésonance  qu’il définit comme « une forme de relation au monde associant af<-fection et é->motion, intérêt propre et sentiment d’efficacité personnelle, dans laquelle le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement[1] ». On voit dans cette citation que l’idée gagne à être précisée. Le livre dont nous parlons est la transcription d’une conférence que Rosa a donnée dans un contexte très spécifique, celui d’une rencontre diocésaine tenue à Würzburg, en Bavière, en 2022. Il s’adresse donc à un auditoire catholique et adopte un ton d’interpellation bienveillante, assez proche du discours de développement personnel ou d’un prêche contemporain, pour expliquer en quoi cette idée de résonance permet, à ses yeux, d’associer les contextes laïcs et religieux. Si cette formule s’avère relativement agaçante pour le lecteur qui n’était pas présent lors de cette conférence, et si l’on est très loin des sommes théoriques qu’il a publiées auparavant, il faut accepter sa pertinence dans ce contexte-là.

Dans cette intervention, le sociologue insiste sur le rapport entre individu et cosmos — ce qu’il envisage comme une résonance dont il souligne quatre aspects : elle est toujours surprenante  elle fonctionne automatiquement en réciprocité  elle est transformatrice  elle est spontanée et donc imprévisible, mais aussi potentielle (non systématique) et, par conséquent, non maîtrisable. En résumé, cette résonance a déjà souvent été décrite dans diverses traditions. Elle rappelle beaucoup la métanoïa, par exemple, ou encore évoque certaines approches orientales beaucoup plus précises et complexes.

Rosa suppose que la religion — ou plutôt le contexte spirituel en général, puisqu’il y inclut des pratiques rituelles contemporaines — se donne comme objectif la mise en place de dispositifs favorisant la résonance. Il y a peu de temps encore, certains considéraient plutôt la religion comme un lieu de conformisme idéologique plutôt aliénant, mais passons. Il y a certainement du vrai dans ces deux regards. Notons que son optimisme est assez audacieux, et il aurait été bienvenu de toucher à ce sujet un mot des deux régimes exotérique et ésotérique dans les religions qu’il mentionne pour étayer ce point de vue.

Dans l’interview publiée dans Le Monde, Rosa explique qu’une perte de sens s’est installée au tournant du XXIe siècle, et que ce phénomène socio -politico-économique d’accélération pose problème aujourd’hui, dans la mesure où il est devenu difficilement crédible de continuer à s’y abandonner. Nous le suivons volontiers dans cette remise en question de la logique capitaliste, mais il me paraît assez naïf de considérer qu’un remplacement radical d’imaginaire sociopolitique puisse soudain s’opérer. J’envisagerais plutôt la situation actuelle comme le moment d’une conjonction impliquant une économie de marché modérée par l’élan de renouveau tourné vers l’adaptation aux conditions de vie qui nous sont imposées par la crise écologique et anthropologique qui commence. C’est là que l’outil du rituel s’avère totalement pertinent, car il concerne précisément la gestion des paradoxes. Qu’il s’agisse d’un mode traditionnel mobilisant la condensation, ou d’un mode plus contemporain basé sur la réfraction, le rituel propose des façons de gérer les paradoxes qui abondent dans nos vies quotidiennes (notion de « estion du désordre , que celui-ci soit extérieur ou intérieur), et cela, indépendamment des idéologies ou cosmologies qu’il mobilise pour exister en tant que tel. C’est pour cette raison qu’une proposition strictement thérapeutique comme l’accompagnement psychologique ne suffit pas à résoudre les problèmes personnels  quelque chose de l’ordre de la foi, d’un gain de sens, reste nécessaire pour motiver l’individu à s’intégrer et s’impliquer dans son environnement. Pour reprendre les termes de Rosa, pour le motiver à « ntrer en résonance , pour faire surgir et grandir son désir de vivre malgré les crises et l’adversité.

Cela dit, Rosa reste assez confus sur certains aspects de ce phénomène de résonance, par comparaison avec la pensée extrême-orientale, par exemple, qui a profondément réfléchi à ce sujet depuis bien longtemps. On peut, entre autres, mentionner la notion de ningen sonzai (litt : « existence humaine ») chez le philosophe Tetsuro Watsuji, qui implique précisément une oscillation permanente entre le point de vue individuel et la dissolution de cette individualité dans son contexte social, environnemental ou cosmique. Ou encore, dans la théorie du Seitaï d’Haruchika Noguchi, la dynamique de l’ōsei centrale qui caractérise précisément le rapport au monde du sujet comme une relation de réciprocité plus ou moins fluide, selon les cas. L’une comme l’autre perspective interdit — ou plutôt considère comme pathologique — l’intégration systématique et phagocytante de l’extérieur ou des objets. Elles envisagent la relation comme étant à la fois unitaire et différenciée. C’est très vraisemblablement la raison pour laquelle le rituel permet de traiter ce paradoxe et agit comme un facteur pédagogique important dans la maturité de l’individu et son rapport au monde — d’où la notion d’« nitiation . Ces thèmes ayant déjà été traités avec subtilité, y recourir permet d’éviter d’utiliser de nouvelles terminologies trop lourdes ou trop à la mode, comme « ésonance , « édio-passivité , « mmobilité fulgurante , etc. 

Rosa fait, par ailleurs, une remarque importante : il souligne l’importance du corps dans ce rapport du sujet au monde. En effet, toute réflexion à ce sujet se fonde sur un ressenti profond, un état corporel. Il est nécessaire de le rappeler. Ce ressenti concrétise la réciprocité de la relation, une notion déjà présente dans le verbe japonais kanjiru (ressentir) ou le mot kannō (sensation subtile perçue lorsque l’on « essent ). Et pour que ce rapport puisse évoluer, il est indispensable que l’état du corps change. Voilà pourquoi le rituel mobilise le corps : il induit des états corporels puissants qui font émerger de nouveaux rapports entre le sujet et le cosmos, de nouvelles dispositions. Ainsi, ce ressenti, réciproque par son existence même, est également intrinsèquement motivant : en étant corporellement modifié — tout en restant soi-même — on bouge et on peut agir différemment dans le monde.

En résumé, les lecteurs qui s’intéressent à l’œuvre d’Hartmut Rosa se réfèreront avec davantage de bonheur à ses ouvrages plus consistants, parus en traduction française chez le même éditeur. Ce n’est pas cette intervention qui parvient à nous convaincre que la démocratie devrait faire place à la religion ni à la spiritualité d’une manière plus générale. Toutefois, il est grand temps de secouer le cocotier de l’individualisme et de questionner notre rapport au monde et ce qui lui permet de mûrir. Donc, nous aussi, pensons-y .

Source: La lettre du crocodile 

 

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