Noirs et Franc-maçons de Cécile Ravauger

Voici une nouvelle édition, réécrite et largement augmentée, d’un travail rigoureux et édifiant. Nous savons que la Franc-maçonnerie, qui se voudrait progressiste n’a que rarement été novatrice dans le domaine des idées et de la non-discrimination. Elle a longtemps dénié aux Juifs le droit d’entrer dans les Loges. Il en a été de même pour les femmes et la question demeure. Ce livre explore « comment la ségrégation raciale s’est installée chez les frères américains ».

Cécile Ravauger, « femme, blanche et française », avec élégance et précision, a relevé brillamment un défi qui, a priori, ne lui était pas destiné. En 1979, l’historien des Grandes Loges de Prince Hall (comme sont désignées, du nom du fondateur de la première loge américaine dédiée à des Noirs, les Grandes Loges noires) Joseph Walkes, écrivit en effet :

« 1- L’histoire du Noir américain est l’histoire de la franc-maçonnerie de Prince Hall.

2 – L’histoire de la franc-maçonnerie de Prince Hall doit être écrite par un franc-maçon noir de Prince hall, car lui seul peut comprendre et interpréter l’expérience noire. »

Ce livre est la démonstration qu’il se trompait, que la distance intellectuelle et culturelle est tout au contraire un atout premier pour saisir la nature des souffrances et la subtilité des enjeux, mais aussi que ce drame nous concerne tous.

 « Les Noirs américains, nous dit l’auteur dans son introduction, ont adopté des tactiques différentes dans la lutte contre l’esclavage, pour les droits civiques et, de nos jours encore, contre les discriminations qui subsistent. Certains ont opté pour le séparatisme, d’autres pour l’intégration. La franc-maçonnerie noire n’a pas non plus parlé d’une seule et même voix. Les hommes, comme les institutions auxquelles ils appartiennent, ont hésité entre le désir d’être pleinement reconnus dans la société américaine et celui de proclamer leur différence, de se démarquer, voire de se séparer. La franc-maçonnerie n’est pas une institution atemporelle. Comme toutes les associations, elle est modelée par l’histoire. Rites et symboles lui donnent une certaine sérénité, parfois même un recul salutaire, mais ne l’écartent jamais pour autant des débats de la Cité. »

La première partie du livre est consacrée à la genèse de la Franc-maçonnerie noire. Cécile Ravauger tente de distinguer ce qui relève des faits historiques, toujours interrogés, de la légende. Elle présente les diverses hypothèses historiques sérieuses énoncées à ce jour, dégageant, un fait essentiel des polémiques : « L’important est bien que Prince Hall ait créé la première loge noire, African Lodge, à Boston, vers 1775 et qu’une charte lui ait été accordée par la Grande Loge d’Angleterre en 1787. » Cet acte fondateur devait bouleverser l’histoire de la Franc-maçonnerie américaine. En effet, cette première loge noire, se transforma naturellement en Grande Loge quand la Grande Loge blanche américaine refusa d’accorder une patente à une loge noire de Philadelphie. Les Grandes Loges noires de Prince Hall se multiplièrent dans les Etats américains. Bien entendu, les agitations courantes dans les grandes loges maçonniques, partout sur la planète, apparurent également dans la Franc-maçonnerie noire qui connut ses crises et ses scissions.

Deux grands principes structures la Franc-maçonnerie noire, celui de la tradition orale qui permit une rencontre réussie entre tradition maçonnique et tradition afro-américaine et celui de la valorisation du travail. Ce furent les vecteurs, suggère Cécile Ravauger, permettant aux Noirs de «  retrouver la dignité nécessaire à leur volonté d’insertion dans la société américaine ».

Le combat pour la satisfaction des besoins d’appartenance et de reconnaissance, la nécessité de la lutte abolitionniste, explique pourquoi cette Franc-maçonnerie noire est, de manière générale, plus sociétale qu’ésotérique.

La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse donc à la tradition militante de la Franc-maçonnerie de Prince Hall : l’abolitionnisme, la lutte pour les droits civiques, pour l’éducation, avant, dans la troisième partie de montrer comment la communauté des francs-maçons noirs se prend en charge à travers les questions de l’idéal mutualiste, de la place des femmes, du rôle des artistes, notamment des jazzmen.

Bien que victimes de discrimination, les francs-maçons noirs, comme leurs frères blancs ont perpétué la discrimination maçonnique envers les femmes, leur déniant le droit à l’initiation. Apparurent donc des associations subalternes destinées aux femmes. Aujourd’hui, dit l’auteur, « Les femmes noires ont encore une longue route à faire vers l’égalité mais il semblerait qu’elles aient un tout petit peu plus avancé dans cette direction que leurs sœurs blanches. Cependant, à quelques exceptions près, les soeurs, comme les frères, maçonnent séparément selon la couleur de leur peau, dans la tradition communautariste américaine. »

Le racisme des frères blancs envers les Noirs perdure encore aujourd’hui :

« Que le discours ait été feutré ou ouvertement raciste, les Grandes Loges blanches exclurent les Noirs tout au long du XIXe siècle et pendant la plus grande partie du XXe siècle. Les évolutions sont très récentes. (…) Il fallut attendre  1989 pour qu’une évolution significative ait lieu. »

Aujourd’hui « Quarante-deux des cinquante et une Grandes Loges blanches ont donc reconnu la franc-maçonnerie noire. La majorité d’entre elles l’ont fait de façon absolue, sans aucune restriction. Les trois Grandes Loges qui ont rejoint le plus récemment le camp des « abolitionnistes » sont celles du Texas (2007), de Caroline du Nord (2008) et du Kentucky (2011). » Restent encore quelques Etats du Sud récalcitrants. Les francs-maçons noirs s’adaptent plutôt bien à la situation actuelle vécue comme une preuve de leur autonomie.

« La Franc-maçonnerie est universelle, certes, mais le franc-maçon américain est avant tout blanc ou noir, conclut Cécile Ravauger. La franc-maçonnerie d’aujourd’hui n’est plus raciste, du moins dans la majorité des Etats, mais s’accommode parfaitement de la pratique communautaire à l’heure où, paradoxalement, un président noir représente la nation américaine. De même que la société américaine respecte les communautés dans leur diversité, la franc-maçonnerie américaine, tel un beau kaléidoscope, préfère la juxtaposition à la fusion des couleurs. On ne trouvera guère de métissage entre l’équerre et le compas. »

 Vu de ce côté-ci de l’Atlantique, la situation peut paraître curieuse, voire inquiétante et peu conforme aux valeurs maçonniques, la lecture de ce travail précieux est indispensable pour mieux comprendre une Amérique que nous croyons à tort connaître.

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