C'est un très beau livre que nous propose Jean-Claude Couturier, un travail d'historien certes, mais surtout un livre d'écrivain qui raconte une histoire d'homme. L'être humain est toujours un monde à lui tout seul. Pour peu qu'il prenne le temps et le plaisir de la complexité, l'observateur attentif découvrira en chaque vie la Vie elle-même.
Jean-Claude Couturier nous raconte la vie de Claude Bernardin, personnage plutôt sympathique même dans ses apparentes étroitesses d'esprit, dictées par l'époque. L'époque est loin d'être simple, d'abord en raison du lieu : une Lorraine, toujours incertaine et tiraillée. Les années 1900 sont riches d'événements explosifs. Dreyfus hante les esprits. La République bafouille. La laïcité tranche. L'Art mute avant de transmuter. La Franc-maçonnerie du Grand-Orient de France va progressivement s'affirmer comme un acteur important des mutations sociales de ce début de siècle. Et justement, Jean-Claude Couturier est franc-maçon, voltairien de surcroît.
L'histoire de Claude Bernardin est une histoire du courage politique et éthique, du refus des compromis. S'il joua un rôle de premier plan au Grand-Orient de France, il fit aussi preuve, hors du Temple, d'un profond sens de la citoyenneté et du civisme. Il ne se contente pas de combattre l'antisémitisme en loge, il poursuit le combat dans la rue, organise, entre autres, la Ligue des droits de l'homme, la Libre pensée, intervient dans l'affaire des fiches.
Le portrait dressé pourra être étonnant et même choquant dans notre époque surfaite o l'apparence est devenue l'unique valeur. Dans la préface, Roland Clément relève comment Jean-Claude Couturier cerne une personnalité riche de ses intransigeances :
"La maçonnerie aspire alors en majorité à une "démocratie raisonnable", à la "démocratie honnête composée de l'élite intelligente et laborieuse de la population" (selon les mots du vénérable Alfred Krug : cette démocratie est "menacée par les efforts du collectivisme et du cléricalisme"). Etrange symétrie !... Bernardin sera toujours hostile au premier et il est justement ici présenté comme un réformiste modéré ; quand il pronostique pendant la Grande Guerre,qu'elle est une "crise libératrice des peuples", qu'elle "n'est pas une guerre mais une révolution", le propos ne débouche sur rien, sur aucune attitude concrète. Bernardin fut certes un républicain inflexible, un radical de haute époque, capable de faire adhérer, es qualité, sa loge au Parti Radical, ce qui para”t aujourd'hui invraisemblable, quel que soit le parti concerné. Mais il partage sans doute au fond le sentiment de Krug quand ce dernier évoque en 1895, "l'insuffisance dans la répression des écarts" du collectivisme. Il n'éprouvera jamais une sympathie réelle pour l'autre gauche, les socialistes, et ne pourra jamais considérer les révolutionnaires qui voudront vraiment transformer la société que comme des alliés incommodes et suspects [...] L'adversaire, le vrai, ce sera toujours pour lui "la meute cléricale", cet "ennemi héréditaire" que constituent à ses yeux "les reptiles de sacristie et de jésuitière", l'une de ces images choisies qui vous laissent partagé entre la gêne et le fou rire. La "réaction" n'était pas en reste lorsqu'elle stigmatisait, dans Le Cri de Nancy "les menaces dangereuses et impies des sans patrie, des incrédules et des ennemis de la foi", et en particulier "l'action souterraine des francs-maçons, ces diables modernes, que Satan en personne a choisis pour accomplir ses noirs desseins."
Il faut bien avoir à l'esprit la mentalité de l'époque pour comprendre ces débordements verbaux. Certes, notre conception d'une laïcité destinée à protéger, à enrichir, à épanouir, ni à rejeter ni à exclure, s'est progressivement distinguée de ce que le laïcisme de Bernardin et sa génération para”t avoir d'agressif et de sectaire. Mais il faut savoir gré à Jean-Claude Couturier d'avoir montré que l'objectivité n'est pas de conclure aux excès réciproques et aux torts partagés. [...]
Jean-Claude Couturier a tracé, en utilisant de nombreux témoignages, le portrait d'un Bernardin courageux et déterminé, tant dans ses activités civiques, politique et maçonnique -il s'est infligé trente neuf convents consécutifs!- que dans l'exercice de ses fonctions de juge de paix [...]. Quant à sa vie privée, elle sollicite notre curiosité - il aimait les femmes, la musique et... les champignons - mais certainement pas notre jugement d'hommes libres sur un homme libre [...]. L'auteur a accumulé et interrogé les documents, beaucoup cité, et à bon escient ; ainsi, autour d'une figure particulièrement représentative d'une certaine province des malpensants, les décennies du dix-neuvième siècle finissant et du début du vingtième retrouvent ici leur authenticité et leur frémissement, souvent à travers l'allusion à une presse alors ardente et passionnée."