Chaque ouvrage de Lauric Guillaud est un joyau d’intelligence et d’écriture. Ce nouveau livre est une fois de plus la démonstration de l’efficacité d’une approche transdisciplinaire, ici histoire, étude littéraire, anthropologie de l’imaginaire, étude des mythes. Le sujet, l’imaginaire nazi, est difficile mais constitue une clé d’analyse des horreurs du Reich hitlérien qui, malgré la multiplication des recherches critiques de grande qualité des historiens, échappe encore dans ses mécanismes profonds, à une totale compréhension.
« Je ne peux m’empêcher, avoue Lauric Guillaud, de revenir sur l’horreur du nazisme, toujours hébété face à l’incompréhensible, comme si aucune analyse historique, psychologique, sociologique ou autre ne parvenait à rendre compte à elle seule d’un phénomène touchant à l’innommable. »
Lauric Guillaud s’est donc plongé dans « les imaginaires barbares », dans le marais des confusions autour de l’ésotérisme nazi, ou pseudo-ésotérisme, de la nébuleuse occultiste nazie, pour discerner les faits des commentaires plus ou moins avisés, nés avec, et dans la foulée, du fameux Matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Bergier publié en 1960. L’approche, à la fois traditionnelle et originale, de Lauric Guillaud, présuppose avec pertinence le rôle de l’imaginaire dans l’avènement des événements. L’imaginaire allemand, sur un terreau qui se constitua dès le XVIIIe siècle, se cristallisa peu à peu entre les deux guerres autour de croyances flirtant avec le surnaturel, ou plutôt l’irrationnel. Il devint populaire et contribua, dans un faisceau plurifactoriel, à l’émergence et l’affirmation du nazisme.
« Il faut se rende à l’évidence, nous dit Lauric Guillaud, comme le montre Kurlander : un irrationnel polymorphe et hétéroclite était consubstantiel au nazisme (astrologie, paranormal, paganisme, mythologie indo-aryenne, sorcellerie, armes quasi magiques, rêveries atlandiniennes, etc.), abolissant le sens commun d’un peuple aveuglé par les sirènes de la propagande. »
Il ne s’agit pas de nier les réalités économiques, sociales, politiques, sociologiques, historiques, culturelles et autres qui contribuèrent à l’arrivée d’Hitler au pouvoir mais de comprendre la place de l’imaginaire allemand dans l’intronisation d’une élite vouée à la monstruosité.
La première partie de l’ouvrage traite de l’Allemagne prénazie et de son Zeitgest völkisch à partir de l’Allemagne littéraire et artistique au XIXe siècle. Sont abordés entre autres, le rôle du romantisme, le néopaganisme allemand, le dynamisme de l’idéal chevaleresque, l’archéologie imaginaire, l’imaginaire nordique et ses impostures… Lauric Guillaud avertit de la nécessité de distinguer la pureté des mythes de ses altérations et perversions.
La deuxième partie du livre, intitulée Le retour des monstres, met en évidence le rappel, tout au long du XIXe siècle puis au début du siècle suivant, dans l’art et la littérature « des créatures de la nuit ». Si cette tendance n’est pas spécifiquement allemande, elle prendra dans l’Allemagne prénazie une forme aigue faite de fascinations et de transgressions.
La troisième partie, Vers les âges sombres, aborde certains constituants de l’imaginaire nazi : Pays de la Nuit, Orient mythique, crépuscule des dieux, Terre creuse, retour du dieu chasseur Wotan (Odin)…
La littérature, le cinéma, la peinture et d’autres formes d’expression artistiques peuvent véhiculer, le plus souvent malgré elles, mais parfois délibérément, les composants d’un drame futur. Des prophéties peuvent être énoncées innocemment et se révéler destructrices car autoréalisatrices. Carl G. Jung fut l’un des rares penseurs de l’époque à percevoir ce qui approchait et à alerter dès 1918. Gustav Meyrink, dès le début du siècle dernier, avait lui aussi pris conscience du sourd danger né de la dégénérescence de l’occultisme qui, par essence, est libertaire.
« Il semble bien, nous dit Lauric Guillaud, que les productions de l’imaginaire, à travers une dynamique créatrice, forment d’insolites filiations à travers le temps, unissant des écrivains parfois improbables sur une même trame enrichie œuvre après œuvre, gigantesque architecture où coexisteraient de réels créateurs et des imitateurs plus ou moins astucieux se contentant de surfer sur une vague populaire. Il y a enfin l’imaginaire collectif qui régit l’inspiration de manière irrationnelle, assujetti aux mythes dominants ou déclinants, empreints de nostalgie ou d’espoir, oscillant entre régression et progrès – mêlant parfois les deux. »
Au-delà du cas, terrible et si particulier, du nazisme, Lauric Guillaud nous introduit avec ce livre à une méthodologie de l’imaginaire permettant d’appréhender les faits hors des causalités linéaires qui figent notre compréhension dans un cadre trop restreint. En acceptant de ne pas conclure, de demeurer ouvert à une pluralité de possibles, de voyager dans des imaginaires très communs ou au contraire improbables, une synergie des disciplines scientifiques génère de nouvelles propositions qui pourraient être salutaire pour un futur proche.
Source: La lettre du crocodile