A l’occasion de la sortie française aux Editions La Tarente du livre Flamenco, Tango, Fado de Sylvie & Rémi Boyer, illustré par Maitane R. Oruezabal, nous publions des extraits de la conférence donnée par les auteurs aux Rencontres de Berder 2022.
Editions La Tarente, Mas Irisia, Chemin des Ravau, 13400 Aubagne – https://latarente.fr/
Mystériques du Fado, du Tango et du Flamenco
Ce livre rassemble trois textes qui diffèrent par leur structure, leur longueur et le moment où ils furent rédigés et publiés (Tango en 2008, Fado en 2010, Flamenco en 2020). Ils furent rassemblés pour une édition espagnole en 2020. L’édition française est augmentée d’une préface de Juan Carmona, un grand flamenquiste. Il ne s’agit pas des fruits de recherches historiques ou sociologiques mais plutôt d’instantanés, d’impressions de poètes errants tournant autour d’un secret, découvert accidentellement, pour le mettre à nu.
Les textes proposés abordent, de manière plus intuitive que technique, trois arts qui explorent les profondeurs de l’être, le Flamenco, le Tango et le Fado, trois arts qui portent bien des mystères et qui préservent le lien avec notre véritable nature.
A la fois très différents et très proches, le Flamenco, le Tango et le Fado orientent vers l’intime de l’intime, vers ce qu’André Breton désignait comme le « point suprême » où se réalise ce que Carl G. Jung désigne comme « la conjonction des opposés ».
La puissance de conversion, de métanoïa, de ces trois arts, réside dans l’union qu’ils cherchent à établir entre le corps et l’esprit, écartant l’intellect et libérant l’émotion des conditionnements sociétaux.
Arts populaires, le Flamenco, le Tango et le Fado ont une dimension libertaire intrinsèque qui relève de la queste initiatique.
Quand, à la fin du XIXème siècle, les rythmes candombe ou la habanera cubaine rencontrèrent les musiques venues d’Europe, le Tango s’édifia à la fois comme expression de sociétés déchiquetées et comme force de rapprochement de tous ceux venus d’ailleurs, issus de l’immigration. Un réflexe kunique salutaire face à la barbarie des « maîtres » au pouvoir.
Il y a toujours dans le Tango argentin, au contraire du Tango-musette, une « nostalgie » plus ou moins présente. Nous usons du mot « nostalgie » faute de mieux. Nostalgie et non pas tristesse comme certains le croient à tort. La gravité de la danse s’accompagne d’une joie cachée, intimement partagée avec le ou la partenaire. Elle est parfois bouleversante par sa puissance ou au contraire comme suspendue entre ciel et terre, écho lointain et timide. Il y a quelque chose de la Saudade dans le Tango. D’ailleurs, certains fados peuvent être sans difficultés danser en Tango. Certes, Saudade est essentiellement portugaise, à peine brésilienne, mais danser le Tango et écouter le Fado ont parfois ce même effet d’une indéfinissable « mélancolie » née du pressentiment de l’exil de soi-même dont l’exil géographique n’est que la métaphore.
Tango et Fado sont des musiques portuaires, nés dans les bas-fonds du port. Ils partagent une naissance, que d’aucuns considéreraient honteuse mais qui est hautement revendiquée, dans les quartiers mal famés. Le fadiste a encore en 1873 aussi mauvaise réputation que le tanguero. Les portraits de l’un et de l’autre sont ressemblants jusque dans l’habileté au couteau. L’un et l’autre connurent l’errance, parfois salutaire, entre tavernes portuaires, bordels et ruelles pour voyous avant d’être tous les deux adoptés, adombrés même, par la bourgeoisie et l’aristocratie et vivre un destin d’exception.
Le Fado reste longtemps « hors les murs » de Lisbonne, dans les lieux infréquentables aux bien-pensants de l’époque. Il est alors la dignité des exclus. André Suarès (1868-1948), l’un des plus grands écrivains français, méconnu en France, si portugais par de nombreux aspects de son œuvre, a parfaitement cerné la nature de cette dignité : « La pauvreté est une compagne ardente et redoutable ; elle est la plus vieille noblesse du monde. Bien peu sont dignes d’elle. ». Malgré toutes les vicissitudes traversées, les alliances contre nature, les tentatives de récupération ou d’élimination, le Fado ne se départira jamais de cette noblesse conférée par la pauvreté en dignité.
L’avènement d’un romantisme tardif, mais aussi de l’éclairage public qui réduit les zones grises, modifie les règles du jeu sociétal. L’esprit bohème d’une aristocratie qui se sent menacée, en mal de reconnaissance, finit par rencontrer la curiosité intéressée du petit peuple « miséreux » du Tage pour les nobles des beaux quartiers. La vieille aristocratie lisboète n’hésite pas à entonner les fados aux côtés des petites gens, pêcheurs, marchands, mendiants et autres. On parle de « fadistocratie ».
Autour de 1840, Maria Severa Onofriana (1820-1846), première diva du Fado, premier mystère, premier mythe, pénètre les palaces au bras du Comte de Vimioso, pour chanter le peuple de sa bouche hédoniste. Le Fado, qui voile sa nudité blessée, jugée parfois « obscène » par la clique des bien-pensants, sous des oripeaux colorés, se pare alors de beaux atours mais son cœur demeure en guenilles, sans jamais perdre son âme, étant lui-même âme d’un Portugal qui n’ose pas encore, en vérité, l’universalité de sa vocation. Il vient toucher les cœurs sous les dorures. Il se nourrit de tout ce qu’il rencontre, cuisant dans le feu lent de la Saudade ce que les hommes et les femmes ne veulent pas s’avouer. Le Fado est thérapeutique avant d’être alchimique.
Le Fado apparaît, nul ne sait exactement comment, au début de ce curieux XVIIIème siècle qui commence avec la guerre des Oranges. Venu par la mer, sans doute. Excroissance du lundum et de la modinha du Brésil, peut-être ; des chants arabes qui flottaient encore dans certains quartiers de Lisbonne comme Mouraria, pourquoi pas ; influencée par le fandango, danse portugaise d’origine espagnole, le fado, danse carioca et la fofa, autre danse, portugaise et brésilienne, c’est possible. Tangente serpentine de notre lointaine origine africaine, vraisemblablement. De tout cela et de plus encore, oui. Une certitude, le Fado est né de la rencontre métissée - préfiguration de la venue de la « race d’or », celle qui naîtra du mélange de toutes les « races », peut-être déjà présente au Brésil -, de la copulation joyeuse et triste, prophétique et nostalgique, des cultures lointaines qui tantôt s’unissent, tantôt se repoussent, de la folie et de l’amour des hommes et des femmes pour la vie et la mort.
Le Fado lisboète est d’emblée pratiqué aussi bien par les hommes que par les femmes. La tristesse peut y être joyeuse. La joie, mélancolique. L’ambivalence amoureuse règne ; tout est amour même la haine. L’Alfama, Bairro Alto, Castelo, Madragoa, Mouraria… rententissent des accords de guitare et surtout des voix sans fard qui caractérisent le Fado. Le Fado ne sait pas tricher. Il ne sait ni promettre ni remettre. Seulement donner et pardonner.
Le Fado, diabolisé, maudit, attire irrésistiblement ses adversaires cul-bénis. Salazar tentera de lui couper les ailes, de le « normaliser », de le réduire à une simple expression musicale ronronnante et rassurante. Une boucle de bonheur fétide. Le Fado ne s’épanouit pas dans la contrainte de l’ordre établi. Il s’étiole. Porteur d’une double subversivité, l’une, temporelle, contestataire et sociale, l’autre, intemporelle, verticalement transgressive, et spirituelle, il préfère s’abreuver à l’incertain et à « l’intranquille ». Devenu chant national du Portugal totalitaire, le Fado traversa un purgatoire après la révolution d’avril. Et avec lui, Amália Rodriguez. Salazar aura arraché au Fado sa fonction de catharsis sociale et de liant spirituel et nié sa force de transcendance. Le « politique » pollue, salit, dénature. Plus de revendication. Pas de Fado anarchiste ! Un Fado faussement tragique, passionné mais contenu.
Le Flamenco naît dans la seconde partie du XIXème siècle. Mais, comme le rappelle le philosophe Grégory Bateson, « De rien, il ne sort rien sans information. ». Le Flamenco, comme le Tango, s’est construit dans le regard étranger, notamment parisien, quitte à perdre son âme selon les puristes. L’influence culturelle française est à l’époque considérable. Nous parlerons même à Paris des « fausses espagnoles » pour qualifier un phénomène de mode. Nous avons à Paris une Espagne fantasmée tout comme une Argentine fantasmée, toutes les deux érotisées à travers la danseuse, entre attirance et condamnation morale. Seul le Fado est sorti des bas-fonds de Lisbonne pour entrer directement dans les salons de l’aristocratie sans passer par Paris. Ces condamnations participent d’ailleurs du mépris et du rejet envers le peuple gitan. La gitane, femme libre, au moins dans le fantasme, attire et effraie en même temps. C’est le rapport pathologique à la sexualité qui est ici dévoilé, dans les jugements bourgeois. Rappelons que pour Emmanuel Mounier, est bourgeois celui qui a peur de perdre quelque chose, par exemple l’image de soi, que l’on soit prince ou clochard.
Le Flamenco fut, presque a contrario, un composant de l’identité espagnole après la décolonisation, à la fin du XIXème siècle par une dialectique aussi riche que ciselée entre flamenquistes et anti-flamenquistes, avec en corollaire la question de la corrida.
Le Flamenco ne se pense pas.
Il se vit.
Tout comme le Tango ou le Fado.
Quand il se fait pensable, c’est toujours pour faire écho à un vécu intime et indicible de l’ordre du mystère. Voilà pourquoi nous parlons de « mystériques » au sujet de ces trois arts qui peuvent toucher au sublime.
Si Flamenco, Tango ou Fado sont les âmes des corps espagnol, argentin et portugais, alors une part de ces âmes solaires nous éblouit quand l’autre, sombre, nous attire sans jamais se livrer.
Les lieux de ces trois danses sont, pour une part, imaginaires, parfois « imaginals », proches de l’esprit par conséquent. Ce sont des lieux d’exil, intérieurs ou extérieurs mais aussi des lieux de révélation, dans une tension entre tradition et modernité.
Mais, diront certains, les temps de ces trois danses sont aussi inactuels, archaïques, par un biais perceptuel inadapté à la saisie du réel derrière la forme. Si Flamenco, Fado et Tango sont inactuels c’est qu’ils relèvent d’un présent permanent qui n’a pas besoin de s’actualiser.
Tous les trois célèbrent et exaltent la femme, même si c’est parfois en trompe-l'œil, selon une autre beauté, non canonique, une grâce, la sal espagnole selon Théophile Gautier, ou la saudade lusitanienne portée aujourd’hui par une pléiade de Divas qui enchantent le monde, Katia Guerreiro, Dulce Pontes, Mariza, Cristina Branco, Carminho, Ana Moura…
Théophile Gautier nous alerte par ces mots : Elles possèdent à un haut degré ce que les Espagnols appellent la sal. C’est quelque chose dont il est difficile de donner une idée en France, un composé de nonchalance et de vivacité, de ripostes hardies et de façons enfantines, une grâce, un piquant, un ragoût, comme disent les peintres, qui peut se rencontrer en dehors de la beauté, et qu’on lui préfère souvent. Ainsi, l’on dit en Espagne à une femme : « que vous êtes salée, salada ! » Nul compliment ne vaut celui-là.
« Para hacer lucir a la mujer ». C’est par cette phrase que l’on signifie que le Tango a pour fonction de révéler la femme, de célébrer la féminité.
Flamenco, Tango, Fado sont les véhicules de la grâce. Ils touchent l’être au plus profond, au plus inattendu. Nous parlerons d’une « étrange profondeur », d’une « douloureuse joie », expressions qui évoquent la mystique. Tous les trois relèguent la langue dans le tiroir des outils incapables tant le mot est inapte à rendre compte de cet ineffable-là.
Dans le Flamenco, le Fado, le Tango, le rythme est essentiel. Il induit la transe, prépare l’extase. Le rythme est aussi silence. C’est un cheval fougueux qui permet de traverser les formes et de se rapprocher, dans le silence, de sa propre essence.
Le Fado et le Flamenco sont associés à la tauromachie, soit à la confrontation avec la mort, avec la puissance archaïque. Avec ce murmure tumultueux de la danse et du chant, non seulement les dieux peuvent être domptés mais chacun peut devenir dieu, s’engendrer comme immortel.
Flamenco, Tango et Fado sont des arts de vivre intensément en nourrissant l’alliance entre Thanatos et Eros mais en évitant les pièges de Thanatéros.
Les métaphysiques traditionnelles savent évoquer ce pouvoir, plus exactement la puissance suspendue qui anime ces trois arts.
Le véritable lieu-état de conscience dans lesquels ils exercent est au carrefour de l’immanent et du transcendant.
Sylvie & Rémi Boyer
Source: La Lettre du Crocodile