Cet ouvrage fort, au sein duquel le lecteur est invité à penser et se penser, ce qui n’est pas si courant, commence par ces mots :
« A mes yeux, le monde moderne n’a pas engendré une culture parmi d’autres, mais une exception anthropologique ; cette monstruosité moderne, que l’ethnologue Robert Jaulin avait nommé la décivilisation, trouve sa source dans le christianisme.
Les idées modernes sont des idées chrétiennes devenues folles remarquait G.K. Chesterton ; par quelle fascination morbide, l’orthodoxie chrétienne s’est-elle éprise de sa propre pathologie ? Comment ne renonce-t-elle pas, enfin, aux mirages de la sécularisation, cette utopie suicidaire ? »
Michel Michel commence par retracer son parcours afin de bien établir d’où il parle et comment sa pensée s’est construite, conscient qu’il s’attaque à un édifice, certes avec respect mais sans retenir les coups, auquel sont encore attachés nombre de nos contemporains.
Il s’engage ensuite dans un questionnement du religieux, qu’il distingue du sacré, afin de le repenser. Ce faisant, il aborde des questions délicates comme : « L’homme est-il naturellement religieux ? » ou : devons-nos parler de sécularisation ou déchristianisation ? Il glisse la nécessité du recours aux mythes et à leurs composés, les mythèmes, qui glissent d’une culture à une autre, assurant une permanence, en s’appuyant notamment sur Gaston Bachelard, Mircea Eliade, C.G. Jung, Henry Corbin et bien sûr Gilbert Durand.
« Il est de la nature de la Tradition de se transmettre aux différentes cultures et aux différentes situations historiques. » note-t-il, cependant, il différencie avec justesse « aller aux païens », soit intégrer composants et dynamiques des traditions pré-chrétiennes, et « épouser le monde moderne » :
« Intégrer les principes de la modernité, ce n’est pas incarner le corps mystique du Christ dans une nouvelle culture, c’est pactiser avec les germes de sa corruption, c’est se trahir. »
Michel Michel questionne aussi le temps chrétien, ce temps linéaire qui rompt avec le temps cyclique ou spiralaire traditionnel, engendrant ainsi des confusions. Ainsi, la modernité apparaît comme une « quête dévoyée et impatiente de la Jérusalem Céleste », ce qui peut être associé avec un rapport corrompu à la temporalité. Réaffirmer la Tradition, ses modalités de transmission, sa dimension insaisissable et cependant évidente, les fonctions du mythe, nécessite de sortir du dogme et des polémiques.
« La Tradition, nous dit-il encore avec lucidité, peut donc – au même titre que tout autre corps d’idées – devenir support des passions les plus vulgaires : envie de briller, goût pour les querelles idéologiques ou protection névrotique – ce dernier travers est le risque des doctrines bien cohérentes, thomisme, marxisme, voire maurassisme ou guénonisme. »
Michel Michel ne propose pas un procès exclusivement à charge du christianisme, il en retient divers points forts comme la capacité à « transformer des soudards en chevaliers ». Il en reconnaît la dimension héroïque, toute traditionnelle, la volonté universaliste et son orientation unificatrice. Mais, il met en garde contre un retour à l’Un dévoyé – Babel – ou parodié – l’unité totalitaire :
« Nous attendons tous le Messie, l’Avatara, le Mahdi, le retour glorieux du Christ-Roi, bref de celui qui unissant en lui les puissances du ciel et de la terre, celle de l’Orient et de l’Occident, manifestera du dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans celui de l’action, le double pouvoir sacerdotal et royal. Mais avant nous serons confronté à sa parodie. »
Michel Michel multiplie les entrées afin de décaler le regard : la guerre, l’art, la psychologie… pour débusquer les véritables hérésies, et identifier le modernisme comme hérésie chrétienne. Il aimerait que nous cessions de confondre Babel et la Jérusalem Céleste sans tomber dans un dualisme stérile.
L’ouvrage, qui ne manquera ni d’être l’objet de récupération et de réduction, n’est pas seulement courageux, il est original. En témoigne le « Manifeste pour une critique traditionnelle de la modernité » ajouté en annexe. Michel Michel n’hésite pas à prendre des chemins oubliés ou à en tracer de nouveaux, souvent buissonniers. Il évoque ainsi « une recherche de la Tradition non-traditionnelle », libre du passé tout en le considérant, sans prétendre à quelque dépôt religieux ou ésotérique. Il reconnaît volontiers le caractère subversif de son projet de retour post-moderne à la Tradition. La force du propos ne réside pas dans les oppositions mais dans la capacité à investir chaque ouverture pour instaurer une rectification voire une re-création.
Source: La lettre du crocodile