Nous retrouvons toujours avec plaisir et grand intérêt les travaux de Lauric Guillaud, spécialiste de littérature et civilisation américaines. Cette fois, il nous entraîne sur les traces de Jules Verne (1828-1905) et de sa passion américaine. En effet, une vingtaine de romans du célèbre auteur ont pour cadre le sol américain, au moins en partie. Ils coïncident avec son attirance pour cette nation prometteuse née avant même son voyage en Amérique de 1867.
La passion de Jules Verne pour la naissance de la nation américaine débute en 1860. Elle n’empêche pas le discernement graduel sur ses dérives, ce qui conduit aujourd’hui à un étrange paradoxe : « Comment expliquer alors, interroge Lauric Guillaud, les contradictions d’un américain américanophile dont l’œuvre est perçue de plus en plus comme américanophobe ? ». En réalité, Jules Verne n’est pas le seul à afficher un pessimisme grandissant face à l’évolution de la jeune nation américaine, d’autres créateurs américains partagent la même déception dans une période particulière. De 1860 à la fin du siècle, c’est une expansion rapide, développée autour du concept de mission, qui entraîne la finalisation des frontières.
Lauric Guillaud traite son sujet sous l’angle qui lui est familier des mythes constitutifs de la nation américaine.
« Le « rêve américain », précise-t-il, n’est peut-être que le dernier d’une longue série de mythes sur lesquels s’est construite la nation américaine. Les premiers mythes sont de nature religieuse : la Nouvelle Jérusalem, la Terre promise, le Paradis terrestre. Sous l’influence du puritanisme se constituent les bases de l’exceptionnalisme américain (élection divine, mission civilisatrice, universalisme) qui nourrira au XIXème siècle, le mythe fondamental des Etats-Unis, celui de la « Destinée Manifeste ». »
Ce concept, toujours à l’œuvre, expose une mission civilisatrice, aux fondements puritains, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières, pour le bonheur de l’humanité. L’idée controversée de Pax americana en découle.
Jules Verne s’intéresse à la conquête de l’Ouest qui fonde la plupart des composants de la mythologie américaine. Ces composants apparaissent à la croisée d’une rude réalité, de mécanismes psychologiques archaïques et d’adhésions fortes aux messages bibliques.
Pour illustrer son propos, Lauric Guillaud puise chez des auteurs américains confrontés à cette gigantesque tension intérieure, quasi métaphysique : William Bradford, Edward Johnson, entre autres, et James Fenimore Cooper qui attira Jules Verne vers l’Amérique.
Nous avons des difficultés aujourd’hui à saisir ce que fut réellement cette quête et conquête. Lauric Guillaud pose des jalons pour notre compréhension avant d’accueillir la pensée vernienne.
Pour Jules Verne, l’Amérique est d’abord marquée par l’idéal et le progrès. Dans un premier temps, il exalte les vertus de « l’homme américain » et reste fasciné par le progrès, principalement mécanique, avant de s’en défier progressivement, défiance qui apparaît au fil des romans américains. Lauric Guillaud nous détaille ce cheminement de roman en roman qui deviendra « catastrographe » et même « apocalyptographe ». Jules Verne dénonce les errances, les spoliations, les impostures, conséquences des mécanismes expansionnistes étatsuniens. Il évoque même les Yankees comme « une réunion d’anges exterminateurs, au demeurant les meilleurs fils du monde ».
La littérature vernienne américaine va « du rêve d’Amérique au cauchemar étasunien ».
Dans sa conclusion, Lauric Guillaud résume cette évolution :
« En proclamant « Tout se fera ! » dans La Maison à vapeur, Jules Verne affichait sa confiance illimitée dans le progrès. « Tout s’est fait », en effet, mais pas toujours dans le sens escompté. Notre romancier idéaliste a assisté, impuissant, au dévoiement de la science qu’incarne désormais le « savant fou » - Robur II finit en psychopathe -, ainsi qu’à l’essor parallèle et conjoint d’un expansionnisme devenu impérialiste. Comme Verne estimait, sans doute trop ingénument, que « les Etats-Unis se rapprochaient le mieux du modèle de développement dont on pouvait rêver pour l’humanité », on saisit l’ampleur de son désenchantement. »
Le livre de Lauric Guillaud est non seulement une plongée dans l’œuvre américaine de Jules Verne mais une occasion de mieux comprendre les immenses contradictions étatsuniennes qui pèsent sur les équilibres mondiaux.
Source: La lettre du crocodile