Le Baal Shem Tov, mystique, magicien et guérisseur

Il manquait une biographie sérieuse d’Israël ben Eliezer (1698/1700 – 1760), dit « le Baal Shem Tov », un personnage haut en couleur qui est à l’origine du hassidisme. Comme l’explique Baumgarten, la difficulté réside en ce qu’il est impossible de faire la part des choses entre le personnage historique et la légende qui s’est rapidement construite autour de lui à partir des sources disponibles et dans lesquelles ces deux dimensions s’entremêlent. Alors que le Baal Shem Tov est souvent considéré à tort comme le fondateur du hassidisme, ce mouvement sectaire judaïque s’est constitué en tant que tel après sa mort, autour de son héritage, de ses disciples les plus proches et de son successeur, Dov Ber de Mezeritch.

C’est dans ce processus que le personnage légendaire du maître spirituel ou de héros religieux a été créé, alors qu’il n’était pas dans les intentions d’Israël ben Eliezer de fonder un mouvement religieux. Mais les circonstances historiques et le profil de ses successeurs en ont décidé autrement. Il a cependant, selon les termes de l’auteur, joué un rôle important « d’architecte d’un renouveau spirituel dont la profondeur, la solidité et la justesse des messages expliquent que, jusqu’à nos jours, il reste une figure présente, vivante et vénérée. »

Jusqu’au début du XVIIIe siècle, la connaissance de la Kabbale était réservée aux juifs les plus érudits qui y avaient été initiés. Les textes disponibles étaient le Sefer ha-Zohar et ceux de l’école d’Isaac Louria, Moïse Cordovero et Hayyim Vital de Safed (XVIe siècle).

Puis la Kabbale s’est progressivement popularisée, notamment grâce à l’imprimerie et à des traductions en yiddish. Le qualificatif de hassid (pieu) s’appliquait à cette époque surtout aux figures populaires assumant de petites fonctions religieuses et faisant preuve d’un comportement particulièrement dévot. C’est dans ce contexte que s’inscrit le Baal Shem Tov, et c’est sur cette base que se constituèrent ensuite les « cours hassidiques » (haster) qui allaient donner naissance au hassidisme proprement dit. Le terme hassid était déjà utilisé depuis l’Antiquité ; il apparaît dans la Bible, dans les textes de Qumran, dans le Talmud, etc.

Au XVIIe siècle, les hassidims étaient censés maîtriser la Kabbale, vivre de façon particulièrement ascétique, mais sans les excès de rigueur attendus des théologiens érudits, et s’impliquer dans la communauté. Entre autres particularités, les hassidim préféraient le rituel séfarade au rituel ashkénaze utilisé en Europe centrale, ce qui créait de nombreuses tensions avec leurs autorités religieuses. En reprenant des notions anciennes, notamment kabbalistes, en s’appuyant sur des personnages puissants comme le Baal Shem Tov et en adaptant la pratique rituelle au contexte historique de l’époque, les hassidim se sont assuré une place dans le paysage du judaïsme jusqu’à aujourd’hui.

Avant les hassidim, deux mouvements sectaires juifs avaient défrayé la chronique : les « sabbatéens » de Sabbataï Lévi (1626-1676), un kabbaliste originaire de Smyrne qui se présenta comme le messie, assisté par un certain Nathan de Gaza qui l’aida à mettre en place un rite spécifique. Une partie des sabbatéens finirent par se convertir à l’islam et s’établir à Salonique, pendant que les autres se concentraient au sud-est de la Pologne où ils demeurèrent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

C’est de ces « crypto-sabbatéens » dont est issu Jacob Frank (1726-1791), le fondateur du frankisme dont nous a parlé Charles Novak dans Historia Occultae n° 11. Dès le XVIIe siècle, on note un premier mouvement d’émigration vers Israël chez les juifs proches de ces sectes plus ou moins schismatiques, tant par idéal que pour pouvoir vivre selon leur propre interprétation de la Halakha.

Dès sa jeunesse, Israël ben Eliezer aurait reçu l’éducation religieuse d’un certain autre Baal Shem nommé Adam de Ropshitz, dont il serait ensuite devenu le successeur dans une lignée initiatique revendiquant des origines prestigieuses : le kabbaliste Isaac Louria, Shimon bar Yohaï, le prophète Élie et son maître Ahyah ha-Shiloni, et de là Jacob, Mathusalem, puis Adam...

Après son installation à Tluste, un village du sud-est polonais, Israël ben Eliezer exerça de petites responsabilités locales et passa une grande partie de son temps en isolement et en prières, pendant que sa femme s’occupe de la maisonnée et d’une petite auberge. Cette période est considérée dans son histoire personnelle comme une transition mystique. Puis il partit s’installer dans la ville de Medzhybizh où il demeura jusqu’à la fin de sa vie. Il n’a laissé aucun écrit et c’est donc à travers des récits que l’on connaît son parcours, notamment les souvenirs intitulés Shivhei ha-Besht.

À travers les pratiques spirituelles correspondant aux notions d’isolement en méditation (hitbodedut), de transport de l’âme vers les mondes supérieurs (aliyat ha-neshama), d’union avec le divin (devekut) et de régénération (tikkoun), le Baal Shem Tov revendique que sa sagesse provient directement des dimensions spirituelles auxquelles il a mystiquement accès, en particulier le « septième palais », le « septième ciel » des chrétiens, niveau où l’on peut contempler la face de Dieu.

Cette expérience lui aurait conféré la connaissance kabbalistique avancée de kavvanot (visualisation des noms divins), des permutations de lettres (tserufei ha-otiyot) et des combinaisons de noms divins (yihudim) justifiant ainsi son titre de « Baal Shem » (parfois abrégé en Besht) qui signifie à peu près « celui qui maîtrise le Saint Nom ». Cette fonction lui a permis d’assumer une position sociale assez floue, mais respectée, de conseiller religieux, guérisseur, magicien, voyant et exorciste, c’est-à-dire une application beaucoup plus pratique que spéculative de la Kabbale. Il était avant tout un « guide spirituel qui fait descendre du Ciel les énergies spirituelles pour les diffuser au sein des adeptes ».

Au XVIIe et XVIIIe siècle, les Baal Shem étaient souvent en conflit sur des questions théologiques avec les Rabbis ashkénazes érudits, ceux que l’on appelle fréquemment les « talmudistes ». Baumgarten précise : « il serait bien sûr erroné de considérer que le Baal Shem Tov n’était pas, lui aussi, un commentateur pénétrant des textes saints et un connaisseur méticuleux de la Loi : plusieurs récits des Shivhei ha-Besht décrivent sa sagacité, sa finesse interprétative, de même que son jugement lucide lors de débats halakhiques. Le cœur vivant de son enseignement se situe toutefois ailleurs. Sa pensée se concentre en priorité sur la performance rituelle, la mise en œuvre effective de l’acte religieux et sur la dimension somatique du service divin. »

Ainsi, ni la pratique, ni la vie, ni l’enseignement du Baal Shem Tov ne nient l’importance du corps et de la matière, celle-ci devant servir de réceptacle à l’expérience du divin. D’ailleurs lui-même vivait de fréquents épisodes de transfiguration durant lesquels il est décrit en transe extatique plus ou moins lucide, secoué de tremblements violents et parfois comme brûlant littéralement d’un feu intérieur. Cette approche dans laquelle le praticien « plonge dans les racines du mal pour y apporter la lumière divine et y réveiller les étincelles toujours présentes sous la forme des noms divins cachés dans la matière » préfigure en quelque sorte l’attrait pour la psychologie de certains futurs psychothérapeutes. Mais elle attira les foudres des talmudistes…

Baumgarten poursuit : « Au milieu du XVIIIe siècle, tout en restant une figure religieuse notoire et sollicitée, le Baal Shem fut progressivement supplanté par le tsaddik , le chef spirituel charismatique, crédité d’une autorité et d’un prestige plus grands. À partir de ce tournant historique, les références à la kabbale pratique et à la magie vont, sinon disparaître, tout du moins s’atténuer, donnant au rebbe une physionomie plus conforme au modèle des maîtres et des sages des générations antérieures. On voit ainsi, malgré le terreau de références communes et la continuité entre les premiers adeptes du Baal Shem Tov et les disciples des tsaddikim des générations postérieures, les différences se creuser entre les deux types de figures saintes et de leader.

On pourrait presque avancer l’hypothèse que si ces disciples n’avaient pas entretenu sa légende, il aurait peut-être lentement disparu de la mémoire collective. […] Ces microsociétés, enchâssées dans la communauté instituée et enclavées au sein de la société non juive, deviendront des îlots de résistance à la modernisation et à l’assimilation, et plus largement aux mutations de la vie juive traditionnelle. »

Emmanuel Thibault

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