Nos cerveaux resteront-ils humains

À ceux que le livre précédent aura laissé sur leur faim, je recommande plutôt ce petit ouvrage simple, clair et sans détours malgré l'ampleur du sujet qu'il présente. Ici, la question posée en titre est abordée sans complexe par l'auteur qui résume d'abord pour le grand public l'état de la recherche sur le système nerveux central, ce cerveau que notre culture a placé au sommet de la hiérarchie corps-esprit, et les questions de société que ces connaissances impliquent dans les décisions que nous prenons tous aujourd'hui, tant dans nos vies personnelles que dans nos engagements politiques.

On parle beaucoup de neurosciences, mais de quoi s'agit-il au juste ? Catherine Vidal nous propose ici un excellent exposé de base. Elle aborde brièvement différents aspects de ces sciences : la recherche, la clinique et la « réparation » du système nerveux, puis l'humain « augmenté » par la technologie et les dangers de manipulations que ces nouvelles technologies font peser sur l'humanité en tant que telle lorsque celles-ci sont envisagées dans une perspective transhumaniste. Ces explications sont illustrées d'exemples faciles à comprendre et qui font de ce petit livre (80 pages) une excellente introduction en la matière, sans toutefois éviter d'aborder les questionnements philosophiques sur lesquels ouvre ce domaine.

S'il est clair que l'hérédité constitue pour chacun de nous un terrain fondamental qui reçoit, notamment durant les premiers mois et les premières années de la vie, les influences de l'environnement dans lequel nous nous développons, comme l'ont montré divers auteurs de renom, Vidal insiste sur la plasticité du système nerveux central et sa capacité d'adaptation, ce qui lui permet d'affirmer que rien n'est définitivement joué et que le cerveau peut être remodelé, même à l'âge adulte. Elle rappelle que cet organe n'a pas achevé son développement au moment de la naissance, lorsque les connexions entre neurones commencent à se mettre en place. Cette vision connectiviste du système nerveux a remplacé le modèle cognitiviste des années 70-90 et les neuroscientifiques commencent à mieux comprendre ce qu'implique le fait que chaque neurone dans le cerveau soit connecté à environ 10000 autres et que la forme de ce réseau extrêmement complexe et adaptatif ne dépende pas d'un codage génétique, mais de l'apprentissage progressif, c'est-à-dire de l'expérience individuelle. Vidal souligne, entre autres, l'importance qualitative des interactions sociales et de l'apprentissage en général au tout début de la vie dans ce processus de développement cognitif ; elle aurait pu citer par exemple les travaux d'Emmi Pikler en appuis de cette remarque. En insistant sur la capacité d'adaptation de ce réseau cérébral, Vidal souligne que : « dans la construction du cerveau, l'inné et l'acquis sont inséparables.

L'inné apporte la capacité de câblage entre les neurones, l'acquis permet la réalisation effective de ce câblage » et elle remet ainsi en question l'opposition classique entre nature et culture. Elle précise: « À tous les âges de la vie, la plasticité du cerveau permet de changer d'habitudes, d'acquérir de nouveaux talents, de choisir différents itinéraires de vie. » Voilà qui donne une ouverture rare et précieuse dans notre société qui se vit comme la victime d'innombrables conditionnements ! À l'appuis de ces affirmations, Vidal donne le résultat de recherches sur l'apprentissage psychomoteur des adultes qui démontre que la plasticité cérébrale permet une reconfiguration rapide, mais que ce phénomène est aussi réversible dès que la fonction n'est plus utilisée. Se fondant sur cette énorme adaptabilité du système nerveux, on peut affirmer que nous avons tous des cerveaux configurés de manière unique, ce qui nous différencie radicalement des ordinateurs fonctionnant avec des programmes standards et des données généralisées.

Cette plasticité est telle que la spécialisation des aires cérébrales n'est ni unique ni définitive, ce qui permet par exemple à un cerveau blessé d'utiliser d'autres zones pour effectuer les tâches ordinairement attribuées à certains neurones. Vidal précise que la réorganisation corticale est beaucoup plus rapide qu'on le pensait (basculement de la sensibilité visuelle vers le toucher en quelques jours par exemple), ce qui implique qu'il ne s'agit pas toujours de créer de nouvelles synapses, mais d'en activer certaines préexistantes mais jusqu'alors peu ou pas utilisées. L'ampleur de cette plasticité vient bousculer les modèles neurologiques anciens de répartition fonctionnelle en aires fixes, tout comme la rigidité de l'attribution de fonctions neurologiques spécifiques aux deux hémisphères gauche et droit. En effet, l'un prend naturellement le relai de l'autre en cas de troubles ou d'accident. Sans annuler complètement les modèles précédents, il convient donc de les relativiser nettement. Vidal souligne également l'importance dans ce processus d'autres cellules que les neurones dans le cerveau, notamment les cellules gliales qui sont déterminantes pour la vascularisation, l'immunité et la qualité de transmission des signaux à l'intérieur des neurones auxquelles ces cellules permettent de fonctionner correctement.

Ces cellules gliales sont capables de se multiplier même chez les adultes et elles participent de la différence entre un système de computation vivant, comme le cerveau, et un système d'Intelligence Artificielle, ce qui est trop souvent négligé. Tout en abordant le thème des nouveaux neurones qui peuvent apparaître au cours de la vie (différenciation à partir de cellules souches) Vidal reste toutefois prudente au regard de l'état actuel de la recherche. Au milieu de son livre, elle aborde les conséquences de ces nouvelles connaissances et les problématiques sur lesquelles elles peuvent déboucher à travers l'augmentation artificielle des performances cognitives, voire des interfaces entre cerveau humain et puces numériques. Partant de pratiques d'augmentation des performances déjà répandues – chimie médicamenteuse ou neuroprothèses externes – Vidal explique comment l'entraînement cérébral de l'attention à l'aide du neurofeedback a montré des effets positifs chez certains sujets, notamment dans la rééducation.

Elle évoque ensuite des techniques invasives comme la stimulation cérébrale profonde avec des microélectrodes implantés, la stimulation magnétique transcrânienne qui vient affecter le fonctionnement électromagnétique du cerveau en profondeur et activer ou bloquer certaines fonctions cognitives, ou la technique à courant continu SETD. Ces dernières sont étudiées sur des patients mais pourraient voir des débouchés plus généraux qui ne sont pas sans poser problèmes. Vidal prend clairement position contre le transhumanisme en montrant que l'idée de libérer l'humain de son corps physique pour le fusionner avec l'IA relève de l'utopie. Il n'est pas anodin de constater que l'idée de fusionner la conscience humaine dans le Big Data accompagne la généralisation du concept d'inconscient collectif en psychologie ou celle de conscience unifiée dans certains milieux issus du new age. Ces concepts paraissent suivre une dynamique assez identique, à cela près que le Big Data est géré et exploité de manière radicalement libérale par certaines entreprises auxquelles on n'est pas certain de vouloir abandonner le contrôle de nos vies. Il s'agit pourtant bien là d'une expansion systématique de la vision utilitariste de la société qui se voit traitée comme une machine servant au profit de quelques uns.

Or l'implication des leaders du transhumanisme comme R. Kurzweil, Humanity + et bien d'autres auprès de ces entreprises n'est pas un secret, pas plus que le financement de certains projets d'augmentation cognitives par l'IA par les gouvernements et la recherche militaire. On n'est pas surpris, sachant que des programmes de stimulation chimique sont déjà actifs depuis longtemps, mais on est en droit de s'inquiéter de l'usage réservé à de telles technologies. Vidal illustre ses remarques par l'exemple de compagnies qui surveillent d’ores et déjà la productivité de leurs employés au moyen d'interfaces numériques, en fonction de leur état cognitif. Connecter des employés à un système de surveillance

IA alors que l'on sait que les dirigeants de telles entreprises sont les premiers à vivre eux-mêmes déconnectés, voilà qui pose question. Vidal se positionne heureusement très clairement à ce sujet : « les performances d'une prothèse sont bien moindres que celles d'un organe naturel. » Elle explique que le progrès technique qui trouve son sens dans la réparation d'organismes accidentés ou déficients n'est pas pertinent par comparaison avec les performances d'organismes sains ayant entraîné leurs facultés naturelles. Ainsi, les effets secondaires de l'hybridation cerveau-IA sont mal étudiés à ce jour et on constate rapidement des troubles de l'activité électrique interne (épileptiques), des infections, des dérèglements biochimiques, etc. Vidal explique aussi que « laisser croire que le cerveau puisse obéir durablement aux ordres d'un microprocesseur est en totale contradiction avec la plasticité cérébrale. »

De fait – on est heureux d'entendre un professionnel le rappeler – cerveau et ordinateur ne se ressemblent pas, bien que la recherche cybernétique à ses débuts ait pu le laisser penser en s'inspirant de la neurologie pour concevoir l'IA. C'est précisément la complexité du réseau de connexions synaptiques, immense et en perpétuelle reconfiguration, qui fait la différence ; « nos processus cognitifs n'ont de sens que parce qu'ils sont incarnés dans un corps vivant » qui ne se contente pas de traiter statistiquement des données. Si la vie vit, l'IA fonctionne, ce qui est très différent et implique des objectifs qui se montrent ultimement incompatibles.

Modéliser le cerveau au moyen d'ordinateurs – on remarque l'inversion par rapport à la période cybernétique – est un projet passionnant (Human Brain Project) pour mieux comprendre le traitement des données, mais le vivant reste toujours changeant et caractérisé par le particulier. Si nous avons tous un cerveau, nous l'utilisons tous différemment et cela vient affecter jusqu'à sa structure physique. Rien à voir avec une IA. C'est pourquoi Vidal recentre la question en soulignant que ce qui motive vraiment le transhumanisme – au-delà de la quête de savoir – c'est une certaine vision de la société qui, elle, devrait nous interroger. Qui décide du devenir des vivants ? De quels types de manipulations la société actuelle se fait-elle l'objet ? S'agit-il de se conformer à une norme dictée par les statistiques ? Qui définit ce qui est accepté et ce qui est considéré comme pathologique et sur quelles bases ? Vidal conclut sur la question de la liberté et sur la nécessité de se montrer vigilants quant à l'usage que l'on fait des technologies capables d'intervenir sur le corps, et à plus forte raison sur le cerveau.

Elle rappelle avec raison qu'il n'est pas envisageable de traiter de la conscience sans que cette dernière soit incarnée dans un corps vivant. On peut affirmer que les moyens de la liberté sont liés à une meilleure coordination du vivant et non à l'inclusion de l'humain dans un système de computation binaire comme l'IA. Laisser la décision à l'IA, c'est préparer la disparition de l'humanité car il est clair que le vivant, à un point ou à un autre, finit par perturber le bon fonctionnement de la machine. Quoi qu'il prétende, le transhumanisme n'est donc pas du tout un humanisme, mais une idéologie antihumaniste. Il est très préoccupant de voir aujourd'hui des humains s'en faire les dévots et les promoteurs ; la machine aurait-elle déjà infecté le vivant ? Emmanuel Thibault

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