Nous savons tous la qualité et la profondeur des travaux de Bernard Gorceix. Cette monographie de cinq cents pages le démontre une fois de plus.
Si le XIVe siècle, éckhartien est considéré comme « le grand siècle mystique outre-Rhin » et que le XVIIe siècle baroque est évoqué comme « un second sommet de l’histoire mystique allemande », le XVIe est souvent qualifié de période de déclin de la mystique allemande. Toutefois, des chercheurs ont mis en évidence une mystique allemande protestante au XVIe siècle, tout à fait digne d’intérêt, qui se développe parallèlement à une crise de la conscience allemande.
L’étude de Bernard Gorceix témoigne du développement de cette mystique protestante allemande en même temps qu’elle permet de mieux comprendre les développements nouveaux qui affleurent dans la spiritualité germanique de l’époque.
Il identifie également les maillons d’une chaîne théosophique « qui, s’appuyant sur la mystique traditionnelle, conduit à l’aube du romantisme ». Cette théosophie mérite d’être reconnue pleinement comme « doctrine mystique » et comme « méthode de pensée ».
L’ouvrage comporte deux grandes parties, la première propose une analyse de la vie du pasteur Valentin Weigel, qui appartient à la troisième génération du protestantisme, la seconde est consacrée à l’expérience centrale de l’union mystique. Cette seconde partie comporte cinq sections :
« La première dégage les principes de la méthode weigelienne de méditation, après avoir montré comment le pasteur se dégage de son siècle par une acerbe critique de l’orthodoxie luthérienne. La deuxième section dégage les principaux moments de la montée vers Dieu, ce que nous appelons : les approches de Dieu, la méditation sur la connaissance, sur le temps, sur le lieu, sur le macrocosme et sur le microcosme. Deux sections analysent d’une part Dieu, l’acte créateur, la créature et la chute d’autre part, la via mystica. La cinquième section étudie la conception de la société chrétienne et de la vie future. »
Bernard Gorceix a réalisé un travail remarquable pour nous rendre accessible l’œuvre morcelée de Valentin Weigel, qui n’a jamais mis de l’ordre dans ses écrits, et présenter une analyse rigoureuse de la doctrine weigelienne.
Il existe une métaphysique weigelienne du plus haut intérêt qui s’inscrit dans les grandes interrogations théosophiques et les grands thèmes traditionnels, comme par exemple la question du mal.
« Au cours de l’examen de l’essence divine de la créature, de la misère de la créature, puis de la chute, nous avons rencontré le mal en deux moments essentiels : d’une part, ce que nous pouvons appeler un mal originel ; d’autre part ce que l’auteur appelle lui-même le mal accidentel. Le mal originel est contemporain à l’acte créateur. Dès l’instant de la création, le mal est présent, parce que toute création est perte d’une unité, et révélation d’une dualité. Si Valentin Weigel ne développe pas comme l’avait compris Schelling de Jacob Böhme, cette naissance divine dans l’antinomie, il n’empêche qu’il a une intuition claire, qui se trouve confirmée par la méditation sur l’union en Dieu des contradictoires, différente de la simple coïncidence en Dieu des oppositions. Le mal accidentel, lui, est à l’autre fin de la chaîne de la création : l’homme pêche par orgueil ; il s’attribue la volonté divine ; il est le grand responsable du mal. Ces deux conceptions ne sont point présentes en Valentin Weigel comme deux traditions dont un épigone n’aurait su achever la synthèse. Le rapport qui les unit est temporel, historique : par nature, la création entraîne la naissance du mal. Par la grâce, et dans l’instant de l’acte créateur, le mal est totalement effacé par le don total de Dieu à l’homme. Cependant, dans un second moment, l’homme se précipite à nouveau dans le mal, en se détachant de la grâce pour retrouver la nature. »
Ce passage démontre la conscience de la problématique dualité / non-dualité chez Valentin Weigel et fait écho, entre autres doctrines à la double chute de la doctrine de la Réintégration chez Martines de Pasqually et ses émules, plus généralement à la théosophie en ses multiples expressions.
« L’univers théosophique, précise Bernard Gorceix, a une structure traditionnelle, chrétienne ; a une structure fondamentale : création, chute, rédemption. Il reconnaît donc un ici-bas, un au-delà. (…)
Cependant, le théosophe établit dans un second moment que ces deux mondes ont la même constitution fondamentale. Ils ne s’opposent pas comme le physique et le spirituel, comme la chair et l’esprit, comme le créé et le néant. Il existe une nature inférieure et une matière supérieure, une sensibilité inférieure et une sensibilité supérieure. Nous ne devons pas seulement étudier une physique terrestre, mais également ce que Saint-Martin appelle une physique sacrée. La vraie méthode d’investigation, la loi qui régit l’univers est la loi de l’analogie : « Tout révèle », dit Baader, « le grand processus de l’analogie ». Les structures du monde inférieur et du monde supérieur sont rigoureusement parallèles. Le théosophe bavarois distingue, avec le philosophe d’Amboise, ce que ce dernier appelle le « Double-physique », qui suppose un visible matériel mais également un invisible matériel. »
Il existe donc une physique théogonique qui véhicule la théorie des signatures si importante dans les systèmes théosophiques. Bernard Gorceix démontre que ce qui est puissamment affirmé chez Böhme, Saint-Martin ou Franz von Baader est déjà présent dans l’œuvre de Valentin Weigel.