L’auteur de ce livre, écrivain et traducteur, est familier de la dramaturgie et de la poésie allemandes. Il s’est intéressé au Japon, notamment à Hokusaï, et ce livre consacré à Mishima constitue pour lui une nouvelle plongée dans les contradictions et les richesses du Japon à travers l’une de ses figures à la fois emblématiques et contestées.

Manifestement, l’esprit si particulier du bushido qui anima Mishima est laissé à distance par Henri-Alexis Baatsch. C’est tout l’intérêt du livre. Henri-Alexis Baatsch pose sur le cas Mishima un regard résolument contemporain d’où est absent l’inconditionnalité et l’éthique particulières au modèle du monde traditionnel des samouraïs, du Japon ancien diront certains. Il dresse ainsi un beau et subtile portrait de Mishima, et éclaire les formidables contradictions créatrices du Japon.
Mishima laissa derrière lui une œuvre considérable, faite de romans, d’essais, de pièces de théâtre, traditionnelles et modernes, de poésies, de textes politiques, de discours, le de qualité inégale, le plus souvent volontairement. Certains écrits se veulent populaires, d’autres cibles une catégorie déterminée de lecteurs.
La complexité de la personnalité de Mishima, le processus qui le conduisit d’une réussite littéraire précoce à la vaine tentative du coup d’état de 1970 pour rétablir l’Empereur dans ses prérogatives et au seppuku qui s’en suivit, ne cessent de nous interroger sur la nature même du Japon, sur cette juxtaposition de l’âme du Japon ancien, toujours vivant ici et là sous les décombres ou les décors, avec un esprit contemporain résolument tourné vers le futur, sur l’opposition de l’ascèse et de la consommation.
Henri-Alexis Baatsch montre comment ce cheminement vers la mort, la mort sacrée selon Mishima, était présent très tôt dans l’œuvre de l’écrivain. Dès sa préface au Hagakuré, Mishima oppose mystique et ascèse à opulence et avachissement. Il justifie l’éthique samouraï, l’alliance de l’étude, traditionnelle, et de l’art de la guerre. Dès cette préface, il annonce la fin, sa fin, dans une pré-conscience étonnante :
« Je suis persuadé qu’un homme (l’homme d’action) dont la mort parfait le monde en un instant par l’ajout d’un unique point en retire un sentiment d’accomplissement beaucoup plus intense… »
Comment le jeune homme qui sautait de joie, reconnu inapte, à l’idée d’échapper à l’enrôlement militaire, se retrouva-t-il vingt-cinq années plus tard en uniforme, chef d’une organisation paramilitaire, la Société du Bouclier, en train de haranguer une foule de militaires indifférents ou méprisants ? Henri-Alexis Baatsch va chercher dans la prime jeunesse les fondements de ce destin si peu commun, pour mieux comprendre les multiples facettes de cet être, poète, guerrier, agitateur, esthète malheureux, homosexuel refoulé puis avéré qui tend finalement à l’hétérosexualité… de cette vie qui mêle les accents dionysiaques aux réalisations ascétiques.
C’est un bel essai que ce livre, bien documenté, bien construit, très vivant, pour un portrait difficile et risqué. Le livre ne démystifie pas mais clarifie sans conteste, l’image, les images, souvent réductrices, que nous avons retenues de Mishima, celles qu’il s’était appliqué à construire, celles que les situations extrêmes avaient engendrées. Il replace le jeu de l’internité psychique de Mishima et de son expression politique dans le contexte d’un Japon en pleine mutation. Mishima continuera de fasciner, de faire rire aussi. L’œuvre reste :
« Distinguer chez Mishima la part du vécu de la part imaginaire n’importe plus beaucoup aujourd’hui : ce qui subsiste de lui, l’œuvre publiée, est suffisamment riche de notations intimes d’une grande précision – d’autant plus rares et précieuses qu’elles datent d’une époque encore peu loquace et peu vérace sur ces matières – pour nous le faire apprécier comme un homme dont le courage choque, qui soulève très jeune tous les problèmes qui seront les siens, et qui s’affichant se libère et libérant, s’affiche. »
Henri-Alexis Baatsch conduit progressivement le lecteur vers une acceptation de l’incompréhension, vers le renoncement à savoir ce qui est juste, pour autoriser la rencontre d’une culture intrinsèquement autre.
« L’acte de Mishima est devenu une évidence, parce qu’il a été longuement prévu, programmé, organisé, parce qu’il ne faisait pas de doute – pour lui, il l’a clairement évoqué, même s’il l’a peu annoncé – que l’issue serait celle-là dans les dernières semaines qui ont précédé le 25 novembre 1970. Nous n’avons aucune certitude quant à la capacité d’une personne extérieure, quelle qu’elle soit, d’interpréter ce qui est par nature inconnaissable : la mort envisagée comme la réalisation la plus haute de soi. Il est clair aussi qu’il n’est à peu près personne qui puisse prétendre savoir ce qu’est exactement l’état de conscience qui mène au rite et à l’acte de la mort volontaire japonaise par éventration. Les commentateurs sont rarement les faiseurs dans ce cas, mais ce n’est pas toujours faute d’avoir voulu, comme en avait fourni l’exemple de l’auteur du Hagakuré. Non seulement nous ne connaissons pas l’état d’esprit, mais il n’existe personne pour pouvoir le décrire. C’est un acte proche du suicide tel que nous le connaissons et tel qu’il se vit sous tous les cieux, sur des motivations différentes, à l’issue d’un effondrement des valeurs intimes et d’un reflux vertigineux du désir de vivre. Ce qui le distingue radicalement du suicide tel que nous le pressentons dans la société occidentale, c’est qu’il s’agit d’un acte ritualisé, essentiellement public et fait pour le public. Ce suicide japonais est l’exhalaison revendicative d’une « âme » vivante qui n’admet pas la mort objective, celle qu’on subit, celle qu’on reçoit. Il est la revendication d’une âme qui veut ne recevoir la mort que d’elle-même, ou d’une entité supérieure à l’âme individuelle : celle du seigneur, du maître, de l’empereur prenant une décision de mort dans l’intérêt du pays ou dans l’intérêt du groupe. »
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