L’ouvrage est important et pertinent, comme souvent les interventions, orales ou écrites, de Bruno Etienne. L’essai mérite, exige même, échanges, rencontres. La phrase clé de cet essai excellent, qui pose, selon nous, la problématique première, est peut-être celle-ci :

« Tout ce que je vais exposer et développer dans cet essai n’a aucun sens pour ceux qui n’admettent pas – et c’est leur droit – que la franc-maçonnerie est avant tout un ordre initiatique traditionnel, même si elle est autre chose aussi : une institution philanthropique, philosophique et progressive, une société de pensée, voire une maffia, un club, une corporation de métiers (les « fraternelles »), une confrérie, une église de volontaires, mais tout cela seulement après et malgré sa première essence. »
Bruno Etienne, comme nombre d’autres chercheurs de qualité – laissons de côté les agitateurs de basse-cour – fait le lien entre l’initiatique, la verticalité, et le monde, l’horizontalité, entre l’être et la personne, entre, prenons le risque malgré les risques de « mésinterprétation », sacré et profane. Il établit entre l’un et l’autre une hiérarchie, mieux une priorité, par le mot après mais, immédiatement, suspecte l’impossibilité de ce lien, de cette séquence avec le mot malgré.
Toute la problématique du caractère éventuellement initiatique, ce qui est loin d’aller de soi à la fois historiquement et structurellement, de la Franc-maçonnerie se trouve posée dans cette phrase. Tout le livre en est le développement, souvent profond, souvent passionnant tant la Tradition, défendue par Bruno Etienne se heurte dans les formes qu’elle peut emprunter, notamment en Franc-maçonnerie, aux dimensions sociétales qu’implique toute assemblée d’êtres humains.
Bruno Etienne résume la spiritualité maçonnique à une formule simple mais aux conséquences immenses : Là où règne l’esprit il n’y a plus d’ego. Nous sommes bien là en ce qui fonde l’initiation, la mise à distance, le renvoi au néant, du conditionné, de l’ego, de la personne. Le silence qui laisse libre la place pour l’être. Dans les lignes qui suivent, il reconnaît que l’organisation maçonnique hiérarchisée en grades aux titres ronflants s’adresse à l’ego, non à l’être. D’où la nécessité de l’éthique. Pour nous, l’éthique est l’inconditionnalité qui naît des praxis. Qu’en est-il pour Bruno Etienne ? Il distingue avec justesse éthique et morale. Laissons la morale qui ne nous concerne pas. Voyons l’éthique : « L’éthique est ainsi une ascèse et une herméneutique qui peut induire une conduite de vie, une orthopraxie alors que la morale est une pratique appliquée qui n’est pas liée à la recherche métaphysique mais à l’ordre social c’est-à-dire à la survie de la société qui la conduit. (…) L’éthique, comme ascèse et herméneutique, donc comme orthopraxie, s’affirme en s’opposant aux penchants naturels par l’ouverture à des impératifs abstraits mais producteurs de valeurs : le respect de l’Autre, l’équité peut-être même la vérité. »
Mais la contradiction apparaît dès lors que cette verticalité, « éthique, force, sagesse » veut s’inscrire dans le monde autrement que par le simple rayonnement de l’être, dès que l’ambition de la personne réapparaît sous les atours de la fraternité, de l’égalité, etc.
Nous partageons avec Bruno Etienne, à la fois le diagnostic et le remède : le silence. Nous ne partageons pas avec lui son souci de maintenir coûte que coûte un lien entre verticalité et horizontalité, le monde n’est là que pour l’entendement, seule la personne prétend le changer avec les résultats que l’on sait. Cela ne signifie nullement laisser faire, mais laisser être, un autre faire se manifestera de l’être-là si cela est nécessaire, ou pas.
« Nous en sommes arrivés là parce que nous sommes séculiers et mondains, confirme Bruno Etienne, donc parce que nous avons abandonné les outils traditionnels de la franc-maçonnerie en laissant les métaux infiltrer nos temples. D’où ma proposition de revenir à la spiritualité et au silence, avant toutes autres activités. »
Pourquoi maintenir encore ce souci d’activités ? Souci de la personne. Pourquoi ne pas se laisser dessaisir et laisser la verticalité à la verticalité ?
« Or, seul l’esprit peut s’opposer au matérialisme. « …asservir l’Ordre aux fluctuations de l’opinion reçue, c’est ruiner son avenir, ne rien comprendre à son passé et en faire un Ordre mineur… » m’écrivait Jean Mourgues quelque temps avant sa mort.
Dès qu’une confrérie s’étale sur la place publique, elle perd tout pouvoir initiatique et se ravale au rang des associations répertoriées et déclarées d’utilité publique, ce qui est fort honorable, mais d’un autre genre : l’autorité de la franc-maçonnerie n’est pas de cette nature. »
Bruno Etienne nous propose, comme Jean Borella, d’entrer en résistance spirituelle, ce qui sous-entend de renouer avec la voie héroïque. Cet essai intelligent, qui pose sur la franc-maçonnerie des questions qu’il est pour le moins urgent de se poser, s’il n’est déjà top tard, qui esquisse des pistes pour une nouvelle et indispensable « rectification », vient à point nommé pour offrir par une parole libre un espace de rencontre possible pour tous ceux, de plus en plus nombreux qui veulent renouer opérativement avec la Chambre du Milieu.

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