Voici le troisième volet de l’énorme travail de Dominique Camus, ethnologue et sociologue, consacré aux « hommes du don », autrement dit à la sorcellerie.
Après Enquête sur les hommes du don, T1 : Le don de vie et T2 : L’affrontement des forces, il étudie cette fois le modèle du monde, les pratiques, le tissu relationnel de « l’agresseur », l’envoûteur.
Nous sommes ici à nos portes, non dans quelque contrée lointaine, au cœur d’une banale affaire de cœur et de jalousie, dans un milieu intellectuellement et culturellement non défavorisé, au sein d’un grand hôpital.
Dominique Camus enquête donc sur les savoirs et les actions d’Antoine Jamelin, un maître du « don », qui œuvre au service de qui le requiert, en l’occurrence une infirmière soucieuse de reconquérir son amant qui n’est autre que son patron, intéressé par d’autres jupes. L’affaire est courante. Elle l’est moins dès lors qu’elle fait appel à Antoine Jamelin pour l’aider dans la reconquête de l’amant perdu. Elle ne l’est plus du tout quand elle contacte Dominique Camus pour l’assister dans sa démarche et « surveiller » les agissements du sorcier. Dominique Camus accepte, non pas de « surveiller » le praticien traditionnel mais d’observer, étudier, analyser, en professionnel de la recherche.
C’est donc une plongée dans des traditions toujours bien ancrées dans nos sociétés urbaines à laquelle participe le lecteur entre les notes de terrain, les comptes-rendus, et les réflexions, analyses, hypothèses d’un chercheur presque toujours sur le fil du rasoir entre expérience personnelle et démarche scientifique.
Outre l’aventure humaine, riche, pleine de rebondissements, le livre propose donc une somme importante de matériaux traditionnels, allant des prières populaires aux procédés d’envoûtement et de protection, en même temps qu’il décrit un cadre rigoureux pour la recherche ethnologique et sociologique dans un domaine difficile à explorer.
Dominique Camus n’oublie pas de poser les questions sociétales soulevées par le recours aux pratiques de sorcellerie dans notre culture :
« Si l’on tient donc pour réelle l’efficacité des pratiques magiques, ce dont ceux qui font appel à lui ou à ses opposants sont sûrs, on ne peut qu’être étonné de l’incroyable position dans laquelle se trouvent ces singuliers prestataires de service puisque les préjudices qu’ils font subir à leurs concitoyens ne sont plus répréhensibles depuis 1682, suite à l’abrogation par Louis XIV du délit de sorcellerie.
De nos jours seuls l’escroquerie ou l’exercice illégal de la médecine – respectivement au titre de l’article 405 du code pénal et de l’article 372 du code de la santé publique – peuvent leur être reprochés, à condition, bien sûr, qu’une plainte soit déposée à leur encontre, ce qui est très rare dans l’un et l’autre cas du fait des précautions dont ils s’entourent.
Plus paradoxale encore que cette quasi-impunité est l’inversion de la répression que nous pouvons constater.
Jadis coupables du crime le plus abominable qui soit, ce qui justifiait les peines encourues et l’usage du supplice dans les procédures judiciaires (…) ils sont devenus victimes car susceptibles d’intenter un procès à leurs dénonciateurs, dès lors considérés comme calomniateurs. »
Il pose également avec soin les différences d’approche entre le sorcier et le chercheur universitaire :
« Les défenseurs de la sorcellerie estiment que sa démarche s’apparente à la démarche scientifique car elle interprète les manifestations pouvant résulter de « forces » qu’il faut connaître afin de les régir en utilisant des méthodes qui établissent une causalité positive entre une action et ses résultats.
Ceci n’est bien sûr pas faux et l’o peut aussi agréer sans mal à l’allégation mettant en avant l’importance de la découverte empirique comme l’une des voies qui permet d’élaborer des généralisations et des déductions contrôlées par une pratique susceptible de déboucher sur une méthode d’approche des phénomènes produits.
Cependant, c’est au niveau de l’observation, sinon de son cadre procédural et démonstratif que se focalise fort justement le débat opposant les deux démarches. Si, comme m’y enjoignait M. Jamelin, je veux bien reconnaître la valeur de l’empirisme et admettre sa sous-estimation, ce n’est pas pour autant que tombent toutes les objections et les réserves pouvant être portées sur son caractère aléatoire, notamment en raison de la quasi-impossibilité de reproduire des expériences ou des tests au travers de critères identiques. »
Tant la matière, importante, rassemblée avec cohérence par Dominique Camus, que son analyse pertinente, les questions posées, les éclairages spécifiques, font de ce livre un document indispensable pour qui veut investir et mieux comprendre la rencontre entre le monde des tradi-praticiens et le monde moderne.
texte: Le Crocodile, https://lettreducrocodile.over-blog.net