Alors qu’aujourd’hui, nous pouvons nous estimer heureux de trouver une unique idée dans un livre, nous parlons d’idée, pas d’opinion, les deux mille pages de Robert Musil présentent bien au moins une idée par page, qui mérite d’être méditée. Mi roman, mi essai, L’homme sans qualités est un chef d’œuvre de littérature en même temps qu’une extraordinaire plongée dans l’être humain.
Dans son Journal, en 1932, Thomas Mann écrit de L’homme sans qualités : « Ce livre étincelant, qui maintient de la façon la plus exquise le difficile équilibre entre l’essai et la comédie épique, n’est plus, Dieu soit loué, un « roman » au sens habituel du terme : il ne l’est plus parce que comme l’a dit Goethe, « tout ce qui est parfait dans son genre transcende ce genre pour devenir quelque chose d’autre, d’incomparable ». Son ironie, son intelligence, sa spiritualité relèvent du domaine le plus religieux, le plus enfantin, celui de la poésie. »
Trois citations :
« Diotime accordait aux femmes une importance toute particulière, mais préférait les « dames » aux « intellectuelles ». « De nos jours, aimait-elle à dire, la vie est trop encombrée de savoir pour que nous puissions renoncer à la femme intégrale. » Elle était convaincue que seule la femme intégrale dispose encore de la puissance fatale capable d’enlacer l’intelligence avec les bras vigoureux de l’Être, enlacement dont dépendait à ses yeux le salut même de l’intelligence. »
« Quelqu’un, n’importe qui, invente un beau geste nouveau, intérieur ou extérieur… Comment appeler cela ? Une attitude vitale ? Une forme dans laquelle l’être intérieur se répand comme le gaz dans un ballon de verre ? une ex-pression de l’impression ? Une technique de l’être ? Ce peut être une nouvelle taille de moustache ou une nouvelle pensée. C’est du théâtre, mais tout théâtre a un sens, et dans l’instant, comme les moineaux sur les toits quand on leur lance des miettes, les jeunes âmes se jettent là-dessus. Ce n’est pas difficile à comprendre : quand au-dehors pèsent sur la langue, les mains et les yeux un monde lourd, cette lune refroidie qu’est la terre, des maisons, des moeurs, des tableaux et des livres, et quand il n’y a rien au-dedans qu’un brouillard informe et toujours changeant, n’est-ce pas un immense bonheur que quelqu’un vous propose une expression dans laquelle on croit se reconnaître ? Quoi de plus naturel si l’homme passionné s’en empare avant l’homme ordinaire ? Elle lui offre l’instant de l’Être, de l’équilibre des tensions entre le dedans et le dehors, entre l’écrasement et l’éclatement. »
« L’esprit sait que la beauté rend bon, mauvais bête ou séduisant. Il dissèque un mouton ou un pénitent, et trouve dans l’un et l’autre humilité et patience. Il analyse une substance et constate que, prise en grandes quantités, elle devient un poison, en petites doses, un excitant. Il sait que la muqueuse des lèvres est apparentée à celle de l’intestin, mais il sait aussi que l’humilité de ces mêmes lèvres est apparentée à celle du sacré. Il mélange, il dissout, il recompose différemment. Pour lui, le bien, le mal, le haut et le bas ne sont pas comme pour le sceptique des notions relatives, mais les termes d’une fonction, des valeurs qui dépendent du contexte dans lequel elles se trouvent. Les siècles lui ont enseigné que les vices peuvent devenir des vertus, et réciproquement ; il tient pour pure maladresse que l’on ne réussisse pas encore, dans le temps d’une vie, à récupérer un criminel. Il n’admet rien de licite ou d’illicite, parce que toute chose peut avoir une qualité qui la fera participer un jour à un nouveau grand système. Il hait secrètement comme la mort tout ce qui feint d’être immuable, les grands idéaux, les grandes lois, et leur petite copie pétrifiée, l’homme satisfait. »
Pour information, nous vous signalons, une excellente étude de Jacques Dugast, Robert Musil, L’homme sans qualités, aux PUF, dans la collection Etudes Littéraires.