La voix des fantômes

Après Les intelligences particulières, voici le nouveau livre de Grégory Delaplace, indispensable pour mieux comprendre à la fois les irruptions spirites dans le monde des vivants et, surtout, les innombrables dispositifs que l’humanité a su inventer pour contenir les fantômes, les renvoyer dans l’au-delà ou, au contraire, communiquer et parfois collaborer avec eux. L’anthropologue émaille son analyse d’extraits ethnographiques qui viennent illustrer sa réflexion, soit collectés sur ses propres terrains de recherches, soit extraits de celles de collègues ou de la littérature spécialisée, par exemple certaines archives de la Society for Psychical Research anglaise. Il s’interroge sur les modalités de communication avec les défunts et sur la façon dont les vivants, notamment par leur culture, non seulement organisent la représentation qu’ils se construisent de l’après-mort et de ceux qui l’habitent, mais aussi comment ces derniers, par leurs interventions, viennent reconfigurer certains aspects du quotidien des vivants.

 

La première suggestion de Delapace consiste à inverser le regard que l’on porte habituellement sur les processus de deuil : plutôt que d’organiser une mémoire, l’anthropologue propose d’envisager ces dispositifs comme autant de processus d’organisation de l’oubli. Un oubli des défunts devenu acceptable, puisque rituellement accompagné, avec des enjeux de statuts — l’ancestralisation —, un dialogue permettant une négociation qui doit aboutir à l’apaisement des uns comme des autres, etc. « Les ancêtres sont des morts à qui les vivants ont appris à vivre enfin , explique l’anthropologue. Les défunts qui posent problème aux vivants sont effectivement ceux qui refusent de se laisser oublier, mais aussi de devenir des ancêtres  eux sont les fantômes qui nous hantent.

 

Un aspect important de l’émotion chez l’humain, c’est qu’on ne sait pas trop qu’en faire lorsqu’elle nous envahit, mais qu’on se sent vidé et plutôt mal lorsqu’elle nous quitte. Voilà pourquoi il n’est pas facile d’oublier ses défunts et pourquoi on préfère s’en souvenir, alors même que ce rappel permanent n’est pas confortable. Les rites de funérailles jouent un rôle essentiel dans la modulation de ces émotions puissantes et complexes qui nous envahissent lors d’un décès. Il faut les vivre, mais ne pas les laisser s’installer ni tarir notre propre désir de vivre. On veut les traverser, ce à quoi contribue grandement la présence de l’entourage. Delaplace inverse donc le regard sur ce processus rituel, considérant que ce n’est pas l’instauration des funérailles pour faciliter le souvenir qui « ait  l’humain et initie la culture en tant que telle (que savons-nous vraiment d’ailleurs du rapport des autres mammifères à leurs morts ), mais plutôt la prise de conscience que l’existence des défunts, puisqu’on n’en sait jamais tout, pose problème aux vivants et que, par conséquent, c’est l’oubli qui doit être organisé.

Le cadre culturel est essentiel à cet égard, mais il peut varier énormément — même selon les individus au sein d’une même culture. Soit on préserve le cadavre, soit on le détruit rapidement. Soit on le garde proche de son lieu de vie, soit on l’éloigne et l’enterre hors des murs. Parfois on cesse de prononcer le nom du défunt et de l’évoquer à haute voix  parfois, au contraire on continuera à dialoguer avec lui, voire à l’invoquer pour lui demander conseil. Mais dans tous les cas, ce sont des manières de normaliser progressivement la séparation, soit d’une façon radicale et plus intériorisée, soit d’une façon plus douce et progressive. L’auteur explique : « Ce ne sont pas les soins funéraires qui créent les morts, qui les instituent en tant que partenaires de relations posthumes avec les vivants, comme interlocuteurs de ces derniers. Ils étaient déjà là  ils étaient toujours déjà là. Ils faisaient alors l’objet de relations interindividuelles, temporaires ou déjointées, asystématiques, intempestives peut-être, des relations qui n’étaient pas normalisées, administrées, régulées par des cycles funéraires propres à donner aux morts une place et un rôle à jouer, en tant qu’ancêtres, dans la vie de leurs descendants. Mais ils n’en étaient pas moins là. Les humains sont toujours déjà hantés  à un moment de leur histoire, seulement, ils commencent à se pourvoir de moyens qui pourraient permettre d’y remédier — des mesures funéraires, donc, des protocoles susceptibles d’ordonner enfin les hantements, de les ancestraliser. »

  Organiser les lieux dédiés aux défunts dans l’espace, c’est aussi les inscrire dans le temps, dans la durée du souvenir. Là encore, les sanctuaires et monuments n’ont pas la même valeur que le cimetière ou la fosse commune. Le dialogue avec les ancêtres n’a rien à voir avec la consultation spirite, ni avec l’irruption d’un fantôme harceleur. Mais en considérant ces rapports dans leur ensemble, on parvient à dégager une sorte de dynamique commune dans laquelle chacun trouve finalement sa place. Il faut cependant que l’organisation qu’on se donne de l’au-delà soit un exemple pour la société des vivants, puisqu’on va régulièrement se référer à elle et aux défunts pour résoudre les problèmes de la vie quotidienne ici-bas. Malgré cela, le propre de ces habitants d’outre-monde est de ne jamais s’en tenir vraiment à ce qu’on attendrait d’eux. Référents extrêmement communs pour nous conseiller dans la gestion du désordre, ils sont eux-mêmes plus qu’à leur tour des sources de désordre pour les vivants.

Grégory Delaplace se concentre donc sur les cas où les défunts ne se comportent pas comme on l’attendait d’eux  ils sont imprévisibles, ils « ébordent  du rôle qui leur est socialement assigné. C’est d’ailleurs ce qui caractérise leur état de fantôme, par opposition aux ancêtres ou aux saints qui, eux, agissent comme on l’attend de ces personnages exemplaires. On se souvient volontiers des ancêtres que l’on convoque régulièrement  les fantômes, eux, ne veulent pas être oubliés, alors que ça nous arrangerait mieux de pouvoir le faire. Pour gérer ce type de situations, on a recours à des spécialistes rituels, devins, nécromants ou chamanes, qui ont pour spécialité de « ivre sur le seuil , entre deux mondes, celui des vivants et des morts. Ils jouent ainsi le rôle éminemment ambigu d’indispensables médiateurs.

Le recul comparatif que permet l’analyse intelligente de Grégory Delaplace permet de prendre un recul extrêmement fécond sur de nombreuses démarches entreprises par ailleurs pour mieux comprendre ce champ passionnant des rites de funérailles, des hantises et des représentations de l’au-delà.

 

Emmanuel Thibault

Source : La Lettre du Crocodile

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