L’angélus des ogres

Contes et métaphores nous disent davantage de nous-mêmes que l’histoire qui, au vu des événements qui se répliquent de cruauté en cruauté, ne nous apprend rien et ne sait nous changer pour le meilleur.

Le conte que nous propose Laurent Pépin nous plonge dans l’univers de la psychiatrie avec cette question lancinante qui hante le lecteur au bout de quelques pages, n’est-ce pas le monde qui est malade plutôt que ceux que nous enfermons physiquement et chimiquement ?

Dès les premiers mots, le lecteur est happé dans cet univers psychiatrique que nous voudrions ignorer mais qui se révèle si vivant dans nos consciences troublées.

« J’habitais dans le service pour patients volubiles, depuis ma décompensation poétique.

Au fond, je crois avoir toujours su que cela se terminerait ainsi. Peut-être parce qu’il s’agissait du dernier lieu susceptible d’abriter une humanité qui ne soit pas encore réduite à une pensée filtrée selon les normes d’hygiène. Ou plus simplement parce qu’il n’y avait plus de place ailleurs dans le monde pour un personnage de conte de fées.

Je dois pourtant reconnaître qu’il n’y avait rien eu de féerique dans les événements qui avaient présidé à mon admission : ma rencontre amoureuse avec une Elfe avait terriblement mal tourné et les Monstres de mon enfance en avaient profité pour ressurgir. »

La réalité et le fantastique se mêlent étroitement dans un voyage plein d’inattendus mais n’en est-il pas toujours ainsi sous le vernis craquelé de nos rationalités ? Une humanité sordide nous attend à chaque instant, les temps se replient et l’enfance ne fait qu’un avec l’âge adulte, ou plus avancé. Se superposent ainsi des couches de sens et de contresens qui nous constituent en un discours incertain sur nous-mêmes. L’intégration de la violence, son institutionnalisation, sous prétexte de normalité, est elle-même la pathologie première.

« Parmi les sanctions thérapeutiques que l’administration avait mises au point, les séances de cinémastoche étaient celles que redoutaient le plus les Monuments : la thérapeute calculait la quantité de stimulations douloureuses à leur administrer afin de corriger leurs erreurs comportementales, suivant des algorithmes impartiaux. Elle façonnait des images mentales de supplice qui mobilisaient les subtilités de la décompensation poétique de chacun d’eux. »

Il existe une dimension prophétique dans le texte de Laurent Pépin. L’écriture, ciselée, porteuse de beauté jusque dans l’horreur, éclaire notre présent mais peut-être plus encore les temps qui approchent :

« C’est terrible, la pensée filtrée… Bien sûr, il ne subsiste intrinsèquement plus d’élément toxique, effrayant, triste ou affolant, après filtration. Parce qu’il n’y a plus rien, tout simplement. Plus d’image ni de parole. Les rêves n’ont plus de pattes ni d’ailes. Ils tombent au sol et s’assèchent. Du coup, les gens ne savent plus pourquoi ils se lèvent, marchent, vont au travail, font ce qu’ils font. Alors ils ne le font plus. Ou ils le font, mais sans habiter leur corps. Et s’ils ne meurent pas de dépression, ils s’effacent tout bonnement et personne ne s’en rend compte parce que personne ne sait qu’ils ont existé. »

Nous entendons là un idéal ténébreux qui anime certains des habitants de cette planète qui prétendent vouloir assurer le bien de tous.

Ce conte est aussi une histoire d’amour. Nul conte sans amour. Ici, l’amour conduit à se plonger dans les abysses de l’autre quels que soient les périls.

« Et durant des heures, je l’ai écoutée mâcher, cracher, grogner, renverser les meubles, claquer les portes, me tenant aux draps lorsqu’elle poussait subitement un long hurlement désespéré. Quand elle est enfin revenue s’allonger, je n’ai pas esquissé le moindre mouvement, je n’ai pas émis un son, surveillant ma respiration, de crainte qu’elle ne se rende compte que je ne dormais pas. Mais elle s’est glissée discrètement dans le lit, à des kilomètres de mon corps. Elle avait l’air étrangement détachée et diffusait dans l’obscurité une lueur blafarde, irréelle. Je savais que je devais rester éveillé, que je devais l’empêcher d’envahir mon esprit. »

Bien des lectures s’offrent à celui qui prend le risque de ce livre. Nous pourrons nous abriter un temps derrière la lecture clinique mais elle volera en éclats tôt ou tard. Il s’agit d’autre chose, plus initiatique, une interrogation profonde des paradoxes du rêve et de la réalité, un questionnement de la folie, celle qui enferme, celle qui libère, un affrontement avec ce qui divise, une quête de ce qui unit. Et puis flotte bien entendu la langue, guérisseuse ou menaçante, la langue qui invente le monde plutôt qu’elle ne le décrit. Comment s’en emparer, la faire réellement nôtre avant qu’elle ne nous dévore ?

Ce livre fait partie d’une trilogie. Il en est le deuxième pas, après Monstrueuse féerie et, à venir, Clapotille. Trépas ? Mort initiatique ?

Source: La Lettre du Crocodile

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