Les deux Prométhée de Jean Delville

Il existe deux œuvres de Jean Delville intitulée Prométhée, un « immense Prométhée », visible à l’Université Libre de Bruxelles, un second, beaucoup plus petit, réalisé pour illustrer la partition du Poème de feu de Scriabine. Ce livre magnifique, à trois voix, est consacré au sens profond, théosophique, des deux Prométhée.

Rappelons brièvement qui est Jean Delville (1867-1953) que nous avons déjà pu approcher par l’ouvrage remarqué de Sébastien Clerbois, L’ésotérisme et le symbolisme belge paru en 2012 chez Pandora et Jean Delville, la contre-histoire de Daniel Guéguen dans lequel il nous révèle qui fut le « vrai » Delville, dissimulé derrière l’histoire conformiste promue par sa famille.

Cet autodidacte fut l’un des esprits les plus brillants de son époque et par conséquent souvent incompris. Considéré comme une figure majeure du symbolisme, il s’intéressa très tôt à l’occultisme et à l’ésotérisme, fréquenta Papus et Péladan, entre autres, pour devenir martiniste, franc-maçon, théosophe, mais surtout théosophe, précise Daniel Guéguen. Il participera activement aux Salons Rose-Croix organisés par Péladan mais saura se tenir à distance de la « guerre des Deux-Roses » née du différend entre Stanislas de Guaita et Péladan. Blessé par l’affaire Krishnamurti, pour lequel il s’investit énormément pendant dix années, quand celui-ci se sépare de la Société Théosophique, Jean Delville rompt totalement avec sa vie passée et se reconstruit, autre, dans la simplicité, le dépouillement et l’amour d’une jeune femme.

L’œuvre de Jean Delville n’est pas tout orientée vers l’ésotérisme, il a produit par exemple une série d’œuvres sensuelles inspirées de la jeune femme qui partagea sa vie pendant quinze ans, cependant, ses peintures symbolistes sont frappantes de puissance et de profondeur. C’est dans ce domaine qu’il se révèle à la fois douloureusement et pleinement ; « chez Jean Delville, nous dit Daniel Guéguen, ésotérisme et art se confondent à chaque instant de sa longue existence ».

Inspiré par Edouard Schuré, Jean Delville s’intéressa particulièrement aux héros-initié mais aussi aux personnages oraculaires. Il existe un fil qui relie ces initiés et ces prophètes. Il est peut-être un peintre de l’Imaginal, s’efforçant toujours vers la source première, traquant l’essence derrière les formes. C’est particulièrement vrai dans ses travaux sur Orphée et Prométhée. Ces thèmes sont explorés par d’autres figures de la pensée ésotérique de l’époque et souvent renouvelés. « Son Prométhée, nous dit Jean Ioza-Marietti, peut ainsi être perçu comme l’avènement d’un temps nouveau, expliquant en cela l’absence de chaînes et de supplice. »

Jean Delville explicite ainsi sa perception, imprégnée de théosophisme, du mythe de Prométhée : « Ma conception de Prométhée est toute différente de tous les Prométhées connus. J’ai donné à cette figue son vrai sens ésotérique. Ce n’est pas le feu physique qu’il apporte à l’humanité, mais le feu de l’Intelligence dans l’homme symbolisée par l’Etoile à cinq pointes. Conception ésotérique et symboliste de l’évolution mentale humaine à laquelle j’ai donné un caractère nettement pictural et plastique. »

Finalement ses deux Prométhée s’inscrivent dans sa quête des porteurs de lumière. Prométhée est ici « l’essence de l’être spirituel » et un archétype de l’être humain pris dans la tension entre ses conditionnements et sa nature intrinsèquement libre. Il n’est pas étonnant que Jean Delville se soit rapproché de Scriabine qui cherchait à composer en prenant en compte la résonnance entre notes de musique et chakras. Lui aussi s’est intéressé à la théosophie.

Les trois auteurs de cet ouvrage aux magnifiques illustrations maîtrisent leurs sujets et restituent le parcours étonnant de Jean Delville, à la limite entre son époque et les mondes spirituels qu’ils voulaient traduire sur la toile. Entre histoire du milieu ésotérique, histoire de la peinture symbolique, histoire personnelle et familiale, le lecteur chemine au côté de cette figure d’exception qui, comme Prométhée, reste un instructeur, un « messie laïc », suggère Sébastien Clerbois », qui cherche à éveiller à la totalité des possibles.

Source: La lettre du crocodile  

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