A travers ce manuel, bref mais riche et profond, David Dubois nous offre une immersion dans le Coeur même de la Déesse. L’auteur souhaite “partager un quart de siècle d’expérience d’une tradition extraordinaire, le Shivaïsme du Cachemire” et nous donne dès les premières pages une clé très précieuse : “garder à l’esprit que tout ce qui y est dit est relié à l’expérience ordinaire, quotidienne, commune”.
L’exposé métaphysique, réduit à l’essentiel, constitue néanmoins la trame véritable - le tantra - de chacun des quatre yogas. Ce modèle quaternaire, commun à d’autres contextes traditionnels, s’articule selon deux polarités entre lesquelles s’effectue le va-et-vient de la Vie :
• Shiva : “l’instant zéro”, “vide simple où l’inconnu reste en soi”, “l’être pur – ou pur non-être, comme on voudra”, décliné selon un aspect de réflexion, le yoga de la connaissance, et un aspect de contemplation, le yoga de l’espace.
• Shakti : “le premier instant”, “l’instant du jaillissement, le moment d’émerveillement où le mystère commence à prendre conscience de soi”, dont l’aspect de réflexion se développe dans le yoga du souffle, et l’aspect de contemplation dans le yoga du cœur.
David Dubois insiste sur l’importance fondamentale de la relation, de la relativité comme “vivante âme des choses”, à ne pas confondre avec le relativisme : “Shiva sans Shakti n’est qu’un cadavre. Sans Shiva, Shakti n’est qu’agitation vaine”. Et cette interdépendance, parfois faite d’opposition, est toujours “féconde, créatrice jusque dans le conflit”. Ces quatre yogas n’en forment en réalité qu’un seul, et s’interpénètrent intimement :
“Le yoga de la connaissance et le yoga du soufle sont des approches des deux suivants. La connaissance est une introduction à l’espace de la présence nue, au silence intérieur. L’écoute du souffle est une entrée dans l’énergie, c’est-à-dire, finalement, dans le coeur-désir. Le yoga de l’espace est lucidité, mise en pratique, lumière invisible qui s’épanche à travers les yeux. Il est Shiva, détachement total. Le yoga du coeur est amour mis en pratique, vibration insaisissable qui jaillit des entrailles à travers les pores de la peau. Il est Shakti, désir total. Deux dimensions existent : rien n’a de sens, tout a un sens; l’absurde et la grâce.”
Par le yoga de la connaissance, mise en oeuvre d’un “art de penser”, il s’agit de se libérer de nos conditionnements multiples et de réaliser que tout est Conscience. A l’instar des maîtres de l’école de la Reconnaissance (Pratyabhijña) tels Utpaladeva ou Abhinavagupta, la raison n’est pas à négliger mais au contraire constitue un outil à part entière sur la voie, “discipline de l’intellect”, culminant dans l’intuition illuminatrice, l’intellectus de Maître Eckhart.
Le yoga du souffle, en tous lieux et en toutes circonstances, ouvre la porte de la dimension de l’énergie, et nous invite à la contemplation du cycle complet de l’inspir et de l’expir, de celle des intervalles, de la fin de l’inspir et de la fin de l’expir, des rétentions, pleines ou vides. Voie complète en elle-même, comme toutes les autres, le yoga du souffle symbolise toutes les étapes de la vie intérieure et notamment “incarne les différentes facettes du changement, c’est-à-dire du temps”.
A l’image de la posture de certaines statuaires (yeux grands ouverts, bouche béante), le yoga de l’espace nous introduit à la pratique de la méditation de Shiva, pratique/non pratique du Silence, dont l’auteur rappelle l’importance :
“Le silence intérieur sauve. Il guérit. Ajuste, accorde, équilibre, tempère, éveille, remet dans l’ordre. Il n’est pas contre le corps. Il guérit le corps. Il n’est pas contre le mental. Il assouplit, il aiguise la pensée. Dans ce silence, l’expérience est le Grand Livre.”
Plongée dans l’immensité de l’espace, ce yoga dissout toutes les dualités, à commencer par celle la plus profondément ancrée, l’opposition entre l’interne et l’externe, et conduit ainsi à la transparence du corps, à travers lequel brille “la lampe de la conscience”.
Le yoga du désir, ou du cœur, enfin, est sans aucun doute le plus riche, car essence même de la Vie et expression de la vibration universelle, spanda, et paradoxalement celui qui nous est le plus proche et le plus difficile d’accès. Le désir est “l’arbre cosmique dont tous les phénomènes, jusqu’à l’addiction la plus misérable, sont les branches. Il est la pleine vibration dont toute activité, même la plus automatique et inconsciente, est un moment. Tout est désir : les gestes volontaires, mais aussi la respiration, les mouvements involontaires, les émotions, les réactions, et jusqu’aux forces de la nature”.
L’intention est de reconnaître le “premier instant du désir” où celui-ci “pris en son jaillissement initial, est un avec son objet”. Les occasions sont infinies, tissées par notre réalité psycho-physique, à commencer par nos émotions, qualifiées indifféremment de positives ou négatives. Le désir non duel, désir pur, se fait alors porte vers l’Absolu, car désir indifférencié. Désir qui porte bien d’autres noms, “mais le plus important, celui qui contient le cœur de tous les autres, est l’amour”.
Perspectives que n’aurait sans doute pas renié le Louis-Claude de Saint Martin non dualiste Ici point de “recettes” ou de “protocoles”, rassurants pour la Personne, mais des indications précieuses : le lecteur est invité à expérimenter, à jouer librement telle la Conscience qui se perd pour s’identifier aux reflets chatoyants des mondes afin de mieux de se retrouver. L’objet de la Quête - la Liberté intérieure - coïncide avec la mise en œuvre des moyens, “habiles” sans aucun doute, tout en soulevant la question majeure, “y a-t-il un but final ?” : “Si but il y a, je crois qu’il est inutile de s’y attarder. Cela parasiterait la jouissance simple du Mystère se révélant à soi. Et surtout, tout est toujours déjà là”.
Il faut enfin rappeler que ce livre s’accompagne d’une Anthologie du Shivaïsme du Cachemire, également aux éditions Almora, regroupant plusieurs textes traduits certains pour la première fois en français par David Dubois, et regroupés selon ces quatre mêmes thématiques. Cette anthologie permettra au lecteur souhaitant remonter aux sources textuelles d’approfondir sa pratique.
Un simple “Manuel de vie intérieure inspiré par le Shivaïsme du Cachemire” ? Bien plus que cela, une ouverture à la Vie dans son inépuisable richesse, une invitation au voyage immobile, à l’unique pratique de portée universelle, la célébration de l’union entre Shiva et Shakti, entre pur détachement et pur désir.