Ce livre consacré aux apparitions de Dozulé en Normandie, non loin de Cabourg, présente un double intérêt, le sujet lui-même et la méthode mise en œuvre par Georges Bertin pour analyser de manière pluridisciplinaire un « phénomène social total ».
Georges Bertin est un chercheur universitaire reconnu pour ses travaux en socio-anthropologie sur l’imaginaire et le sacré. Il fut Vice-recteur de l’Université Catholique de l’Ouest et directeur du CNAM d’Angers. Il a aussi dirigé un centre de recherches sur l’imaginaire à Angers et au Mans. C’est dans cette période qu’il a conduit de 1993 à 1998 une vaste enquête sur les apparitions dans l’Ouest de la France pendant les deux derniers siècles dont celles, très particulières, de Dozulé, dans les années 70. Cet ouvrage reprend, précise, complète et prolonge les travaux et analyses publiés en 1999.
C’est sur un lieu appelé la Haute Butte, en mars 1972 que commencent les apparitions à Madeleine Aumont. Les apparitions se manifestent sous la forme d’une immense croix de lumière ou de feu et s’accompagnent de messages du Christ. Il y aura au total 49, ou 50, apparitions.
Georges Bertin met en place une méthodologie rigoureuse, à la fois classique et originale, afin de prendre en compte la transversalité du phénomène étudié. L’approche, multi-référencée, va de Durkheim à l’indispensable Gilbert Durand mais dans une mise en œuvre inédite, en passant par Sartre, Bachelard, Eliade, Moscovici et bien d’autres, faisant de ce travail un modèle d’approche transdisciplinaire et non simplement interdisciplinaire.
« Une apparition, rappelle-t-il, est un phénomène social, elle est manifestation reçue par des publics, ceux-ci en altèrent le sens, le message, se confrontent aux institutions (conflits, anathèmes, ou récupérations).
Elle dit l’état de la société à un moment donné : prophétisme, messianisme, transe, effet New Age, etc.
De ce fait elle constitue une occurrence complexe impliquant des individus (locuteurs), des groupes actifs (récepteurs et émetteurs) relayés ou non (médias), des sociétés qui valorisent ces témoignages, en sont témoins et les utilisent comme révélation d’un état du social, d’un environnement socio-historique actif, et mobilise de ce fait une mémoire collective qui l’entretient sans prendre conscience des effets d’altération, d’influence sociale, subis par ces phénomènes, ce que l’on verra très bien dans le cas dozuléen. »
Georges Bertin et son équipe vont chercher à saisir la psychologie des acteurs, la sociologie des acteurs, le fonctionnement du système « voyante-clercs-organisateurs » dans un contexte historique, géographique, socio-économique, politique et religieux donné.
Ainsi, le culte de la Croix est attesté dans la région depuis le XIIIème siècle. L’église de Dozulé, dite église de l’abbé Durand, construite en 1885, fait déjà référence à diverses apparitions. Des éléments et caractéristiques du message et de l’imaginaire de l’abbé Durand sont renouvelés inconsciemment dans les messages de Madeleine Aumont, un siècle plus tard.
Le message de Dozulé repose, nous dit Georges Bertin, sur « trois piliers en interaction » : « une critique sociale puissante sur fond d’apocalypse/catastrophe », « une critique ecclésiale radicale », un remède : « la construction d’une Croix glorieuse de 738 mètres de haut (hauteur du Golgotha par rapport au niveau de la mer) ».
L’opposition de l’Eglise catholique, l’impossibilité d’édifier cet édifice, ont participé à l’émergence et au renforcement des mouvements pro-dozuléens, de sectes ou associations qui vont organiser les pèlerinages réguliers. Georges Bertin met en évidence les nombreux événements psycho-sociaux nés du phénomène de la Haute-Butte qui permettent de comprendre les « mécanismes d’influence de la minorité ».
L’approche socio-anthropologique permet d’investir les images et les mythèmes, dont la Jérusalem Céleste et surtout la croix, conduisant à s’interroger sur une origine préchrétienne possible s’appuyant sur des divinités de la régénération, concourant peut-être aux particularismes dozuléens.
En annexe de l’ouvrage, le lecteur découvrira un long entretien accordé à l’auteur par Madeleine Aumont, destiné à n’être publié qu’après son décès intervenu en 2016. Georges Bertin parle d’un « témoignage extraordinaire d’une femme simple et courageuse, bonne, droite et très gentille, avec un solide équilibre, assurément non simulatrice ».
Tout au long de l’étude, nous noterons un respect total des différents acteurs qui permet au lecteur de penser le phénomène des apparitions de manière distanciée à l’aide des divers outils d’analyse proposés. La lecture de cette enquête approfondie, que certains pourraient imaginer rébarbative, est en fait tout à fait passionnante.
Source: La lettre du crocodile