Préface et postface d’Irène Mainguy.
Jean-Henri Probst-Biraben (1875-1957) fut une figure influente de la scène maçonnique et ésotérique européenne et joua un rôle important aux seins de divers ordres et rites, Rites maçonniques égyptiens, OHTM (Ordre Hermétiste Tétramégiste et Mystique, Ordre martiniste, Rose-Croix rénovée, notamment. Irène Mainguy retrace son parcours dans une postface détaillée.
Jean-Henri Probst-Biraben est l’un des rares auteurs à s’intéresser à mettre l’œuvre de François Rabelais pour mettre en évidence son ésotérisme, ignoré de l’Université qui se cantonne à l’aspect littéraire.
Tout au long de son œuvre, François Rabelais va emboîter les mythes les uns dans les autres, faire glisser ses personnages mais aussi le lecteur, promu candidat au mystère, d’un mythe à l’autre, non de manière linéaire mais circulaire : mythe du gigantisme, mythe du Graal, mythe de la Chute, mythe orphique, mythe de l’androgynat, mythe de la pierre philosophale, mythe adamique, tous porteurs d’une même réalisation.
C’est au Pantagruel que s’intéresse Jean-Henri Probst-Biraben. Le voyage initiatique de Pantagruel et Panurge obéit aux règles classiques du voyage initiatique. L’objet de la queste naît d’une situation instable, troublée, voire dangereuse, qui motive le départ pour un accomplissement. L’objet annoncé de la mission n’est pas nécessairement l’objet réel qui se dévoile au fur et à mesure des aventures. Le héros n’est jamais pleinement préparé à cette mission au départ de l’aventure. Il va acquérir progressivement les compétences, les qualifications opératives (elles sont artisanales, guerrières ou sacerdotales) et les connaissances nécessaires. Cela passe par une reconnaissance de ses faiblesses et de ses impuissances, par une descente aux enfers où sont brûlées les scories des conditionnements du moi. Tous ces éléments sont présents chez Rabelais mais, en apparence, renversés, caricaturés, malmenés.
Rabelais est un maître du clinamen. C’est un voyage dans « la merde du monde ». Panurge doit s’extraire de « la folie du monde », folie révélatrice du vrai. Le prétexte au voyage est le mariage de Panurge. Il se demande si son mariage sera heureux. On lui dit qu’il sera cocu. Panurge reste dans le déni et veut s’assurer de son avenir marital.
Plutôt qu’un voyage, il s’agit d’une dérive. En apparence, le voyage est d’ailleurs un échec. Le but même du voyage est oublié. D’île en île, d’escale en escale, Panurge rencontre, souvent sous forme grotesque ou burlesque, les contradictions, les richesses et les multiplicités de l’expérience humaine. Simultanément, Rabelais démontre l’intérêt profond de toute vie et de toute expérience. Chaque détail est un microcosme qui rend compte du macrocosme.
C’est un voyage qui permet à l’apprenti de devenir compagnon, une incitation philosophique à voir, apprendre et connaître les mystères. La queste, désormais sans but, devient gratuite, sans besoin, sans autre nécessité que de vivre pleinement l’instant présent et de s’émerveiller. Le voyage mêle avec truculence et parfois insolence, une critique lucide de la société de l’époque ou de déplorables constantes humaines toujours actuelles, un enseignement hermétiste et une philosophie incarnée par Pantagruel. Pantagruel demeure souvent silencieux. Il est un sage qui témoigne de ce qui est. Il dissout par sa présence les nombreuses projections de Panurge, l’invite à se maîtriser par la méditation et la connaissance de soi, à s’installer dans une conscience-origine inaccessible aux mouvements du moi et de vivre une joie permanente et sereine, dans une jouissance du monde ordinaire, jouissance libre de tout attachement, de tout désir et donc de toute peur.
La queste de la Dive Bouteille est une fausse parodie de la queste du Graal. Cachée derrière la parodie, qui a un sens social, le chercheur identifie une queste universelle, initiatique et alchimique. Il s’agit d’ingérer les contenus de la Dive Bouteille. Comme pour le Graal, il y a trois types de contenus, le vin, la quintessence, le breuvage d’immortalité, correspondant aux alchimies végétale, métallique, interne, toutes familières à Rabelais pour qui corps, nature et esprit sont trois modalités infinies du réel. Ces divins contenus sont associés à une ivresse mystérique, dont le rire, le rire énorme rabelaisien, premier affranchissement des antinomies et absurdités du monde, est une propédeutique. Cette ivresse associée intimement au mystère est une extase lucide, une folie orientée, une conscience accrue jusqu’à embrasser la totalité et abolir toute distinction entre objets et sujet.
Après plusieurs escales dans les îles merveilleuses, Pantagruel, Panurge, frère Jean et leurs compagnons arrivent en « l’île désirée » de Bacbuc, la Pontife, où se cache le Temple de la Dive Bouteille. Paradoxalement, cette dernière escale se trouve en Touraine, aux alentours de Chinon, au point de départ du voyage. Rabelais insiste ainsi sur le fait que les lieux sont aussi des états de conscience et qu’il s’agit bien, comme pour Ulysse de revenir chez soi de revenir à Soi, mais autre, libre et complet.
Jean-Henri Probst-Biraben laisse au lecteur nombre d’indices qui permettent de dégager le propos hermétiste et initiatique de Rabelais de la prolifération des images et effets littéraires et des autres discours critiques de l’œuvre, politiques ou religieux. Il fut un précurseur et ouvrit la voie à d’autres recherches dont celles, remarquables, de Claude Gaignebet. Cette réédition, très attendue, devrait renouveler l’intérêt pour le patrimoine ésotérique rabelaisien qui est considérable.