Gilgamesh & Co, rois légendaires de Sumer

Un résumé bien enlevé et d’une lecture presque romanesque pour traiter d’un sujet extrêmement touffu : l’histoire des tout débuts de la civilisation en Mésopotamie, telle que les spécialistes sont parvenus à la décrypter à partir des textes cunéiformes et de l’archéologie. La tâche est immense, et j’avoue qu’on s’égare parfois dans les multiples interprétations proposées et lectures possibles. Mais ce livre transmet une impression de la complexité de la vie « à l’époque », une expression que l’on doit mettre entre guillemets tant cette période s’étale dans le temps.

Des mythes s’élaborent autour de personnages héroïques dont on ne sait pas toujours s’il s’agit de représentations divines ou de héros locaux qui changent progressivement de statut. Ils évoluent, ils sont remaniés. Ces royaumes qui paraissent puissants lorsqu’on les décrit ne sont en fait souvent que des cités fortifiées qui seront vite conquises par leur voisin. Les distances et la représentation du monde d’alors sont radicalement différentes de l’idée que nous pouvons nous en faire, plusieurs milliers d’années plus tard. C’est sans doute la plus grande leçon concernant cette période absolument passionnante de l’émergence de « la civilisation » occidentale — car il faut évidemment mettre ce récit en parallèle avec d’autres concernant la Chine, l’Afrique ou l’Amérique du sud, pour se faire une meilleure idée des différentes manières de vivre dans des cités, de faire État, de s’imposer sur un vaste territoire.

On découvre l’une après l’autre avec Véronique Grandpierre les civilisations de Sumer et d’Akkad, les villes de Kish et d’Uruk, puis celles d’Assyrie, des Hittites et de Babylone, chacune d’entre elles brillant dans ses moments de gloire, cédant le pas sous la pression de l’envahisseur, puis renaissant quelques siècles plus tard pour rayonner de plus belle. Au fil de ces batailles, mais surtout de ces joutes politiques, les récits et la culture se transmettent d’une manière qui nous semble extraordinaire. Elle est remaniée, mais suit une sorte de fil qui n’est « conducteur » que parce qu’il est celui qui a résisté à l’Histoire et qui a mené jusqu’à nous. L’écriture cunéiforme notamment, mûrit, se structure, change de lecture et de sens, mais perdure. On est admiratif devant les spécialistes qui parviennent malgré tout à s’y retrouver.

En suivant le récit que reconstitue pour nous Véronique Grandpierre autour de héros comme Etana de Kish, qui fut le premier héros-roi « humain » ˗ roi, mais avant tout un conquérant spirituel ayant su temporairement accéder aux domaines célestes de la divinité, ce qui est généralement réservé aux prophètes ou aux mystiques, pour étayer et justifier la légitimité sa royauté terrestre ˗, Enmerkar, le fondateur d’Uruk où naquit l’écriture, Lugalbanda le roi ardent ou encore Gilgamesh, le héros dont on connaît surtout la version la plus récente de l’épopée, on prend conscience de l’immense contribution que les cultures mésopotamiennes ont apportée à la pensée occidentale. Ce trésor vit aujourd’hui encore dans de nombreuses références et sensibilités culturelles, et pas seulement dans les récits mythologiques : la conception cyclique du temps marquée par des rites de régénération ; la notion de parole performatrice, du mot agissant, de la puissance magique de la vibration, du son et du symbole que l’on a fini par inscrire et rendre pérenne (l’acte d’écriture étant lui-même ritualisé) ; la puissance de la récitation des textes écrits, ce qui s’est ensuite développé dans toute les cultures autour de la Méditerranée et qui se perpétue parfois encore aujourd’hui ; les épisodes mythologiques dont l’écho perdure dans la Bible, dans les mythologies grecque ou iranienne, dans la littérature apocryphe, etc. ; des symboles forts comme la division des royaumes spirituels en sept cieux, l’aigle médiateur qui relie le ciel et la terre, la magie pratique de conjuration à partir d’une action sur les représentations de figures maléfiques, la typologie des représentations mythologiques où l’on identifie sans peine celle qui survit encore aujourd’hui dans les arcanes majeurs du Tarot, par exemple. Mais aussi le détail d’un rite d’ensevelissement et d’un culte des morts explicites ; l’archétype des rites de mort initiatique, avec l’aventure de Lugalbanda qui doit séjourner dans l’Au-delà avant de devenir celui qu’il est au fond de lui ; un premier schéma de l’Arbre de Vie animé par le souffle comme axis mundi et chemin symbolique entre la Terre et le Ciel, dans les racines duquel vit un serpent et un oiseau dans les branches.

L’historienne résume : « Institution née du divin, la royauté confère au souverain qui la détient par choix divin un pouvoir surpuissant et miraculeux pour la défense et le salut de son peuple. Tout comme les dieux, il est entouré d’un MELAM, une sorte d’aura, manifestation de sa majesté. Par son altérité, il renvoie à une autre dimension. Cependant, mortel, le roi n’est que le gestionnaire temporaire, le dépositaire provisoire d’une puissance de commandement qui ne lui appartient pas et peut d’ailleurs lui être reprise par les dieux. La royauté, quant à elle, est atemporelle et immuable. Elle passe ainsi de roi en roi et même de ville en ville. Le modèle royal reste aussi le même, révélant ainsi l’adhésion de tous à un même système de valeurs. Tout en restant pragmatiques et concrets, ces écrits ont donc pour but de dépersonnaliser, de dé-corporaliser la fonction royale. Si le roi meurt, la royauté ne meurt jamais. Ce principe des deux corps du roi se transmet de siècle en siècle, de millénaire en millénaire jusque, par le biais des textes bibliques, aux monarchies occidentales des époques médiévale et moderne. »

Un livre qui n’est pas facile à lire, mais franchement passionnant et auquel l’auteure a su préserver un peu de fraîcheur de style malgré l’aridité du sujet.

 

Emmanuel Thibault

Source: La lettre du crocodile  

VOUS AIMEREZ AUSSI

Haut