La tribu du lâcher prise

L’ouvrage consacré par Georges Bertin aux multiples dimensions du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle est l’un des plus intéressants sur un sujet qui connaît un regain d’intérêt en ce début de millénaire, porteur d’angoisses mais aussi d’engagements créatifs.

La première partie, historique, permet d’approcher la richesse et la complexité de la figure de saint Jacques dans laquelle Georges Bertin reconnaît trois fonctions : libérateur, auxiliateur (conducteur de morts) et saint. Il identifie les mythèmes venus de traditions préchrétiennes à l’œuvre dans le mythe de saint Jacques comme le tonnerre, la barque, la canicule, le sel, le pouvoir de lier et délier…

Georges Bertin note le flou historique concernant saint Jacques et sa mission d’évangélisation dont on sait très peu. Il rappelle que le corps de saint Jacques n’est en aucune manière à Compostelle. En fait, le pèlerinage est étroitement lié à la Reconquista. Santiago de Compostela, nous dit-il, est « une invention de la chrétienté médiévale ». Il écarte le rôle prééminent parfois accordé à l’Ordre de Cluny, aux Templiers ou Hospitaliers, dans la constitution d’un réseau autour du pèlerinage. C’est surtout après 1300 que le pèlerinage s’installe dans la notoriété et que les différents chemins, celui du Nord en premier, se dessinent.

« Les chemins de Compostelle, précise-t-il, seront d’abord un brasseur ethnique où se retrouveront des gens de toutes origines. Certains le prendront même avec l’idée de s’établir sur place en créant bastides ou hospices… C’est encore le cas de nos jours. Ils seront encore un brasseur transculturel, producteur de chansons de geste, de légendes, de contes, de récits, de diverses origines qui seront colportés à l’envie sur les routes et racontés aux étapes. L’art du chemin influencera de ce fait l’art clunisien et cistercien des deux côtés des Pyrénées. »

La seconde partie, intitulée très justement « la tribu du lâcher prise » aborde le chemin intérieur de Compostelle :

« Sur le chemin de Santiago de Compostela, chaque cheminant peut faire l’expérience d’un vécu exceptionnel (pour moi ce fut durant cent treize jours en 2009). […]

La première expérience que font les cheminant vers Compostelle interroge radicalement leur affectivité, leur psychologie, leur moi profond, les cuirasses caractérielles que nous passons souvent notre vie à constituer, c’est celle du lâcher prise, de certaines formes d’extase, de jouissance, sur fond de sortie du temps. »

Le renversement entre l’effort ou le sur-effort demandé au corps et le lâcher prise permet de s’extraire de la gangue des conditionnements et de se rapprocher de sa véritable nature. Georges Bertin illustre par sa propre expérience, et celles de compagnons de route, ce procès libérateur qui fonde les pèlerins en une forme de communauté, de « tribu post-moderne » peut-être. Sarah, 43 ans, confie : Je pars pour me donner la chance de ne pas passer à côté de moi et des autres, pour ne pas rester anéantie dans le monde des morts vivants. »

Le pèlerinage, à la fois géographique et intérieur, se constitue alors en parcours initiatique, en voie d’éveil, dont l’Enéide ou l’Odyssée sont des prototypes. Il n’est pas question seulement d’une expérience spirituelle individuelle profonde mais d’une « refondation de l’être ensemble ».

La troisième partie de l’ouvrage, « une quête de la quintessence », identifie le chemin au grand œuvre. Nous pouvons retrouver dans le pèlerinage et sa puissance de transformation ou de transmutation les étapes du grand œuvre alchimique. La confrontation avec les quatre éléments, confrontation parfois douloureuse, jusqu’à leur maîtrise, invite au dépassement.

« Alors que le quaternaire (les quatre éléments) lui a révélé les limites du monde matériel dans les formes de la nature naturante, suggère Georges Bertin, le pèlerin aborde le cinquième point, le quinaire ou quintessence. L’aither lui enseigne l’adjonction d’un élément qui vient subsumer les quatre forces élémentaires en les reliant et en leur servant de point d’application, car la matière réduite aux quatre éléments ne constitue pas la réalité. Il leur faut une cinquième essence qui leur permette de s’agréger et de se former de se lier et de s’unir. »

Cette magnifique « expérience du sacré » ne peut se réduire et se laisser prendre dans le filet des représentations. Georges Bertin, dans cet essai, démontre à quel point le principe premier du pèlerinage, du voyage initiatique, d’Ulysse à Pantagruel, est actuel. Il est non seulement nécessaire à la conquête de la citadelle de l’être mais constitue une « nouvelle chevalerie » qui cherche à reconstruire, individuellement et collectivement, le lien, aujourd’hui bafoué, avec la nature.

Source: La lettre du crocodile  

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