Dans l’écho subtil laissé par la parole de Stephen Jourdain, Christian Jourdain nous livre ces dialogues imaginés, comme entre deux amis, longues et lentes déambulations dans le jeu de miroir entre l’impression d’être et la conscience, entre dualité et non-dualité, éclairées de fulgurances. Ainsi du songe :
« Il fait déjà nuit depuis longtemps… Même si je sais que j’imagine. Je ne peux pas m’empêcher de penser à mon histoire et à cette difficulté de comprendre vraiment. Comme si elle ne m’appartenait pas vraiment, mon histoire m’apparaît comme un songe.
Le verbe « songer » est remarquable, mais il faudrait songer droitement. Non pas songer dans ta vie, non pas rêver à quelque chose, ce qui est une même chose que « penser à », à n’importe quel objet de pensée. Ce que je veux dire par songer droitement, c’est : songer ta vie. Ainsi, il n’y a qu’un acte signifié par un verbe, il n’y a pas d’« objet de songe ». Alors le sujet peut se réveiller.
Songer droitement comme tu dis, cela n’a rien à voir avec ce que je fais souvent, rêvasser.
L’important, c’est l’acte, et l’acte que je te suggère n’a rien à voir avec rêvasser ni avec penser. Songer sa vie ne fait pas référence à « sa vie » comme un extérieur, comme une réalité indépendante. Le contenu du songe importe peu. Songer ne présuppose aucun passé, aucun ailleurs, rien d’autre que du maintenant. Songer sa vie, c’est la replacer tout entière dans cette présence qu’est le songe. Il est la mise en place de l’entièreté de ton vécu… »
Christian Jourdain tourne avec nous dans la cuisine de notre quotidien, dans le bouillon de culture des impressions secondes, autant d’objets qui brident la conscience immédiate. Il propose un changement de regard qui autorise la vision de l’unité là où nous distinguons des objets épars mêmes rassemblés dans l’apparence par une narration trompeuse.
« Enseveli sous ses pensées, il est difficile d’en émerger. Il y a un doute, diabolique celui-là, c’est le doute de soi qui nous empêche de prendre la bonne direction.
Parce que volonté et liberté sont réduites à la volonté et à la liberté de choisir. Mais il y a à comprendre, pas à choisir. On peut choisir entre deux routes pour aller quelque part, mais là on ne va nulle part. Ce n’est pas même qu’on rentre chez soi, on ne l’a jamais quitté ! Si tu es envahi par tes pensées, c’est l’esprit qui se meurt. Mais si tu peux faire ce constat, tu peux aussi tout balayer et redonner tout son éclat au paysage terrestre. C’est l’acte de foi. La volonté et la liberté sont constitutives de la foi au même titre que le doute et la vérité. »
Il est très intéressant de remarquer que chaque titre choisi pour introduire les chapitres est un verbe. Ce n’est pas un hasard si Christian Jourdain évite les nominalisations qui fige ou cristallise les procès pour privilégier le verbe qui es toujours dynamique : discerner, lire, douter, unifier, découvrir, évoquer, symboliser, concevoir, être soi-même, penser, méditer, exhumer, s’ouvrir… Parmi ces verbes il y a « vaporiser ». Il ouvre un chapitre sur le Jeu de Saturne et la recherche du silence.
« J’aimerais pourtant me débarrasser de tout un tas de pensées qui m’empêchent de voir clair, d’où la métaphore du silence.
La pensée ne peut pas se nettoyer elle-même. Elle ne peut pas obéir à une injonction négative la concernant. Si je te demande de ne pas penser à tel objet ou au contraire d’y penser, le résultat sera le même : tu vas y penser ! Cela engendre une certaine pollution mentale qui explique en partie la quête du silence de la pensée. Je crains que le silence en question ne soit révélateur de la projection d’un fonctionnement idéalisé de la pensée. Ce qu’il convient d’éradiquer est cette pensée dictatoriale qui légifère à qui mieux mieux et assèche la source de la conscience en la limitant à la conscience de l’objet, à la conscience d’un autre toujours extérieur à elle-même. A mon avis, ce n’est pas le silence de la pensée qu’il faut prôner, mais la reconnaissance de la pensée en tant que telle. Il faut absolument qu’elle reste à sa place, qu’elle cesse de se prendre pour la vérité. Quand les moines font vœu de silence, leur but est assez clair : ce n’est pas tant la pensée en elle-même qu’ils veulent réduire au silence mais sa prédisposition dégénérée à affirmer la vérité, pour l’empêcher d’avoir prise sur la foi. On pourrait résumer cette victoire de la foi sur la pensée dans une formule du style : le moi est mort, vive moi ! »
Les dialogues cherchent à rapprocher le lecteur de sa vraie nature, toujours présente. Avec beaucoup de respect et de finesse, ils écartent le morcellement pour mettre au jour l’axe de ce qui demeure. Les verbes choisis pour les derniers chapitres sont : ressentir, se déborder, édifier, imaginer, incarner (la foi), chuter, mettre en œuvre, connaître, créer, se devenir, pour conclure par ces mots :
« L’impression agit comme principe de conscience, comme révélateur d’une existence sans division. Ta vie est un jaillissement d’impressions, chacune est libre de toute autre, et de chacune tu es libre. »