Tantra de Chandamahârosana

La publication de ce traité qui occupe une place prépondérante dans la classification tibétaine, répond au souhait de Dharma Guruju, héritier de la tradition bouddhiste de la vallée de Katmandou et dernier maître à avoir pratiqué ce grand tantra.

Texte initiatique et secret, le Tantra de Chandamahârosana tisse la trame serpentine d’une voie directe qui mène à l’Eveil. Cette Voie de sagesse et de sérénité est paradoxale car elle prescrit des règles morales strictes puis valide leur transgression. On l’aura compris, ce type de texte et d’approche sont forts éloignés des visions de type plus ou moins proches du new-age qui prônent « l’éveil facile », obtenu seulement avec une simple ouverture à la réalité.

Si dans tous les cas, la désadhérence mentale à la personne et aux apparences est présente, dans un cas, la vision new-age, elle suffit, dans l’autre, la vision traditionnelle du bouddhisme tantrique ici présentée, elle n’est qu’une condition préalable à la réalisation de la Voie qui vise la connaissance de la Réalité ultime en une seule vie et qui passe par l’intégration totale du corps et de l’esprit, de prajnâ (La sagesse, la femme) et upâya (les moyens, l’homme). Dans cette voie, sans l’attitude héroïque, sans le respect des indications pratiques précises prônées dans ce Tantra, l’Eveil complet et insurpassable ne peut se produire. Tant que toutes les coagulations n’ont pas été éradiquées et restituées à leur véritable nature là où elles émergent et comme elles émergent, tant que le niveau d’intégration et d’assimilation laisse la moindre trace sur quelque plan que ce soit entre le yogi et la divinité, le Réel ne peut dévoiler sa véritable nature. Hors ces conditions et l’efficience des moyens habiles, le soi-disant Eveil n’est qu’une illusion de plus, parler d’Eveil est profanation de la Voie.

Sur cette voie qui demeure secrète malgré les apparentes divulgations provocatrices et ce qui se cache derrière, à côté, à travers les pratiques les « plus étranges », les risques de confusion sont nombreux en particulier l’attrait pour les Siddhis, les pouvoirs, l’avidité ou le rejet d’une sexualité sacrée, libre, iconoclaste. Un tel dévoilement apparent n’a rien à voir avec une sexualité pervertie ou la promotion de pratiques hédonistes qui privilégient la jouissance matérielle par rapport à la quête spirituelle.

C’est pourquoi on peut être reconnaissant à Pascal Chazot, Eric Chazot et Evelyne Delamotte de poser le cadre initiatique fondateur de ce texte. Leur introduction et le texte même du tantra mettent en garde le yogi qui, même expérimenté, se laisserait aller à la moindre convoitise. Hors la vision, l’orientation et la pratique effective de l’ascèse prônée dans ce tantra, le recours à ce genre de pratiques est source de grands dommages. Cette voie s’adresse uniquement aux Héros. « Celui qui a pénétré le sens d’Acala, l’Immuable, atteindra l’Accomplissement du Bouddha. Par Acala, on entend la saveur extatique de l’union avec la Femme Prajnâ, dans un état permanent de stabilité, sans perturbation, ayant vaincu l’obstacle d’un esprit agité ».

Ceci posé, reconnu, accepté et compris. Que nous dit ce tantra ? L’un des apports les plus originaux du texte et de la réalisation de l’Eveil ici évoquée est de redonner à la Femme, à l’Energie Créatrice, la place qui lui revient dans le processus initiatique. Ici, cette place souvent incomprise ou non acceptée, parfois même au sein du courant tantrique est première. « Développant son corps et sa pensée yoguiques, l’adepte reçoit la clé qui lui ouvrira la porte de la Réalisation ! L’énergie féminine. Sans elle tout et vain... Sans l’expérience, par l’intention seule, il n’y a pas de réalisation. Le moyen est l’union avec la femme. Rien d’autre... On ne peut atteindre l’Accomplissement par le dénigrement ou le refus d’honorer la femme ».

Notons bien que l’union avec la femme se fait au terme d’une préparation yoguique qui n’est pas à la portée de tout un chacun. En effet, ce tantra, cette manière de tisser l’Eveil est celui de Chandamahârosa, littéralement « terrible et grande colère ». Cela indique clairement que si l’indissociable union de Chandamahârosa et de sa parèdre, Prajnâpâramitâ mène à la Joie ultime et à la Connaissance Transcendante, elle est loin de la vision idyllique, érotique et poétique de l’amour... Il s’agit de briser les tabous, le pratiquant est obligé de faire face à ce qu’il a toujours considéré comme abject, comme péché ou comme crime ». L’union totale du corps et de l’esprit passe par une ascèse qui comporte de nombreuses pratiques (abstinence sexuelle, répétition des milliers de fois de mantras...).

L’efficacité de l’union repose sur la mise en œuvre de techniques très précises : non identification, immobilité psychique, éveil et maîtrise de l’énergie sexuelle, vibration des mantras, yoga des souffles et des postures, alchimie des substances, visualisation des déités...). Rituels, visualisations, mantras, yoga, techniques chamaniques, union sexuelle aident le Héros à mettre fin au cycle de renaissance et à atteindre la Réalisation. Si les Siddhis sont une conséquence logique de la pratique, ils ne sont en rien la finalité mais une indication nécessaire du processus d’intégration qui pointe vers la Félicité Ultime. On l’aura compris, ici la Réalisation n’est pas une simple vue de l’esprit mais passe par des étapes dûment répertoriées.

Par cette ascèse et cette union l’adepte réalise Prajnâupâya l’union de la sagesse et des moyens. « La femme est Prajnâ, la Sagesse, la Connaissance, l’Homme mettant en pratique les Moyens d’y parvenir, Upâya. Ayant dissous leurs deux individualités dans cette union mystique, le yogi et la yogini développent par étapes successives les quatre Joies, plaisir, joie, félicité... et réalisent non seulement la Félicité-Vacuité, mais englobant l’autre comme soi-même, éveillent leur Compassion (karunâ) envers tous les êtres qui souffrent ».

Au-delà du parfum d’étrangeté et de provocation, ce texte fondamental montre que la Voie directe se fait sur le fil du rasoir et suit des chemins serpentins. Elle nécessite à la fois la plus grande vigilance, la plus grande technicité et la plus grande liberté. Pointer l’essence, les enjeux et les conditions d’une telle approche réservée aux Héros, aux êtres capables de virilité spirituelle dans les actes est un témoignage rare et important à notre époque marquée par une vision romantique et utopique de la quête. Rares sont ceux qui voient que la réelle provocation d’un tel texte ne réside pas dans l’apparente superficialité de la forme. L’ignorance est l’erreur première. « De l’ignorance (avidyâ) dépendent les facteurs de confusion (samskâra) ».

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