Voici un dictionnaire amoureux qui ne dit pas son nom. Passionnant, surprenant, il nous interroge. C’est en cela qu’il est un dictionnaire et non un catalogue.
Dès les premiers mots de sa préface, André Comte-Sponville pose le cadre de cette pensée qui se veut libre :
« Il y a plusieurs façons de ne croire en aucun dieu. On peut douter de tous, juger que la question de leur existence est indécidable,
ou encore affirmer leur inexistence. Cela définit trois positions différentes : le scepticisme, l’agnosticisme, l’athéisme. Ce qui les rapproche ? De n’être pas religieuses. A la question : « Croyez-vous en Dieu ? », les partisans de l’un ou l’autre de ces trois courants peuvent en effet, en toute rigueur, apporter la même réponse : « Non. » C’est ce qui justifie que Georges Minois ait pu les assembler dans un même et remarquable dictionnaire : tous sont des mécréants, si l’on entend par là, conformément à l’usage, quelqu’un qui ne croit pas en Dieu. Ce n’est pas une raison, comme l’auteur le rappelle dès son titre, pour annuler, entre eux, toute différence. Ce qui les sépare ? La réponse qu’ils apportent à une autre question, beaucoup plus ambitieuse et difficile : « Dieu existe-t-il ? » (ou, dans une culture polythéiste, « Les dieux existent-ils ?). Le sceptique répondra : « J’en doute. » L’agnostique : « Je n’en sais rien. » L’athée : « Non. » »
La lecture de ce dictionnaire est une occasion de clarifier nos valeurs, nos concepts et d’enrichir notre pensée sur ce rapport essentiel au monde et à l’autre à travers la question de Dieu ou des dieux. C’est aussi une opportunité de découvrir la richesse des nuances de la palette des pensées et émotions humaines. Pour nombre de personnalités qui habitent ce dictionnaire, la complexité de la question se traduit dans la complexité de la réponse qui ne peut s’inscrire dans une sentence monolithique.
L’auteur note, avec pertinence, qu’il serait « impossible et sans intérêt de faire un dictionnaire des croyants, car la croyance reste la norme. (…) Un dictionnaire des athées, c’est la reconnaissance du caractère minoritaire et original du phénomène, tout au moins au niveau de l’expression publique et de la revendication ouverte de l’incroyance. ». Il y a bien sûr une spécificité française unique qui nous empêche de voir en l’athéisme ou l’agnosticisme une croyance parmi d’autres comme dans certains pays voisins. L’auteur rappelle que Schopenhauer « n’aime pas cependant le terme d’athéisme, qui est une invention des croyants pour obliger les incroyants à se placer sur leur terrain et à lutter avec leurs armes et leurs concepts… »
A côté d’athées radicaux, nous trouvons dans ce dictionnaire des penseurs qui interrogent la foi, l’identification brute à une croyance et invite à une pensée non conditionnée, comme Montaigne, ou Spinoza le philosophe non-dualiste. Ce dictionnaire est finalement un éloge de la liberté. Ces hommes et ces femmes (trop peu nombreuses), à travers la question de Dieu, ont bousculé le pouvoir exorbitant des institutions religieuses et inviter les êtres humains à l’autonomie, à se donner eux-mêmes leurs propres lois, d’où quelques bûchers, excommunications et autres désagréments.
D’Alain à Whitehead, nombre de philosophes ont été retenus par l’auteur. Certains sont croyants mais le dieu ou les dieux des philosophes diffèrent des dieux totalitaires des églises. Beaucoup de ces mécréants furent des acteurs de la dialectique, parfois sanglante, entre l’Eglise et la science.
A la notice consacrée à Robert Devereux, deuxième comte d’Essex (1567-1601), nous lisons : « Noble anglais qui se distingue par des faits d’armes aux Pays-Bas et devient le favori de la reine Elisabeth, à l’âge de vingt ans. Arrogant et ambitieux, c’est un libertin débauché, connu pour son athéisme notoire. En 1601 il tente un coup d’Etat. Arrêté, il est exécuté pour trahison, et lors de son procès le juge Edward Coke ajoute aux autres accusations celle d’incroyance. » Le Comte, personnage romanesque, serait sans doute surpris de se retrouver dans les mêmes pages que Colonna, Benjamin Franklin, le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, George Palante, Erasme, Joyce ou Jung. Il apprécierait sans doute la proximité de Rabelais, Sade ou Georges Bataille, peut-être moins celle d’un Johann Peter Spaeth (1644-1701) : « Ecrivain radical allemand, successivement catholique, luthérien, catholique à nouveau, socinien, quaker, et finalement converti au judaïsme, mais en réalité, écrit son adversaire Johan Watcher, « ayant adopté les dogmes de Spinoza, il croyait que Spinoza avait fait revivre l’ancienne cabbale des Hébreux », et il assimilait l’Incarnation et la Résurrection aux fables d’Ovide ».
Ce dictionnaire est un voyage extraordinaire dans la pensée humaine, dans l’univers infini des valeurs, partagées ou non. Une réflexion politique également sur le sens du « vivre ensemble » dont on nous rabat les oreilles sans jamais traiter les préalables à ce partage nécessaire qui ne peut s’envisager qu’en pleine et lucide liberté.
Editions Albin Michel, 22 rue Huyghens, 75014 Paris, France.
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