Michel Cazenave, auteur, producteur à France-culture a réuni treize philosophes, physiciens, psychologues, spécialistes des sciences religieuses pour traiter d’une question essentielle qui exige de la raison de se porter au-delà de la raison sans tomber dans la déraison : Y-a-t-il unités ? unité ? l’Un transcendant le multiple ?
Cette question que philosophies, métaphysiques, sciences et spiritualités ont toujours voulu cerner afin de tenter d’y répondre, Michel Bitbol, Michel Cazenave, Marie-Laure Colonna, Maryse Dennes, Bernard d’Espagnat, Christian Jambet, Etienne klein, Alain Kremsky, Marc Lachièze-Rey, Pierre Lory, Christine Maillard, Charles Mopsik, Dominique Proust et Sylvie Vauclair, l’explorent à partir de leurs expériences, systèmes de pensée et appareillages intellectuels distinctifs. Ce kaléidoscope dirigé sur le point d’interrogation d’un hypothétique grand Un éclaire et colore l’histoire d’une quête qui n’a cessé de vivifier la pensée. Platon, même s’il ne fut ni le premier ni le seul en son temps, semble initier une longue chaîne de chercheurs qui traqueront le principe initial, ou unique, l’origine, « l’âme du monde », de Ptolémée, Plotin, presque pythagoricien, Proclus à Marsile Ficin, en passant, entre autres, par le pseudo-Denys, Scot Erigène, Maître Eckhart, ou Nicolas de Cuse, et développeront les nombreuses écoles platoniciennes, néo-platoniciennes ou apparentées.
Comme le note, non sans insistance, Michel Cazenave, pour penser l’unité, il faut du multiple. Puisque la raison s’avère impuissante, qu’elle touche là à ses limites, qu’une docte ignorance s’accompagne d’une volonté inconditionnelle de savoir, de repousser ces limites, voire de passer au-delà, c’est donc par le croisement des regards, par le rapprochement des expériences, que le pressentiment de l’Un ou du néant ( un autre nom de l’Un ?) peut poindre à l’horizon de l’esprit.
Voici un extrait de l’intervention de Bernard d’Espagnat, Physique et réalité :
« …, je voudrais signaler la découverte et la portée de la non-localité. Ce sera mon deuxième thème. (…) Essentiellement, il s’agit d’un principe méthodologique, prescrivant, dans le cas d’un problème complexe, de le diviser en trois parties de façon à mieux le résoudre. Par rapport à l’approche globalisante des peuples primitifs et même, pur une part, de la réflexion médiévale, c’était là une révolution. Cette méthode fit d’emblée, en science, la preuve de son efficacité. Et c’est tout naturellement que l’idée vint aux scientifiques d’expliquer ce succès par l’hypothèse que le réel lui-même serait, en soi, divisé en parties. D’où la fortune d’une certaine vision implicite du monde, que j’appellerai le multidudinisme, selon laquelle la réalité elle-même est fondamentalement éparpillée en des myriades d’éléments simples, localisés dans l’espace et liés par des forces de proximité.
(…) on sait maintenant qu’on ne peut ériger le multidudinisme (l’atomisme philosophique) en ontologie, car il suppose la localité, c’est-à-dire, en somme, que les forces qui lient les objets les uns aux autres décroissent toutes avec la distance. Or il a été démontré par le physicien John Bell que toute théorie réaliste reproduisant certaines prédictions quantiques bien spécifiées est nécessairement non locale. Et il a été vérifié par plusieurs groupes expérimentaux que les prédictions quantiques en question sont en accord avec les faits.
Cette non-localité implique :
- soit : un « lien fantôme » entre parties (comme disait Einstein, qui n’y croyait pas mais qui n’était plus de ce monde lorsque ces expériences furent effectuées.
- Soit : plus radicalement encore, l’idéalité de l’espace, à la Leibniz ou à la Kant.
A mon sens, cette découverte est d’une très grande importance philosophique. En effet, appelons, si vous voulez, ontologiquement interprétables les théories pouvant être comprises comme décrivant la réalité physique telle qu’elle est en soi (les théories, par conséquent, qui vont explicitement au-delà des simples règles de prédiction) ; et considérons toutes les théories ontologiquement interprétables qui ne contredisent en rien les données expérimentales. Eh bien – si étrange que cela puisse paraître – à cause de la non-localité, aucune de ces théories ne satisfait aux critères qui, aux yeux des scientifiques, font qu’une théorie est scientifiquement convaincante. Du coup, on peut vraiment se demander si le réel en soi est scientifiquement connaissable, ou si, au contraire, ce n’est pas le mythe platonicien de la caverne qui est l’expression de la vérité. »
La conclusion de Bernard d’Espagnat nous intéressera particulièrement : « J’adhère donc à l’idée d’un Être conceptuellement antérieur à la scission matière-esprit. Et je me rallie volontiers aux espoirs de certains, qui avancent l’hypothèse que les efforts de la pensée humaine sous toutes ses formes – la forme scientifique comprise – nous laisseront malgré tout deviner quelque chose de cet ineffable Réel. »