Voici un essai très intéressant, à la fois par le style et le propos, de nouveau disponible après avoir été heureusement épuisé : Europeana. Une brève histoire du XXème siècle de Patrick Ourednik.
Patrick Ourednik est né à Prague. Il s’est exilé en France en 1984. Auteur reconnu de langue tchèque, cet essai fut traduit dans une vingtaine de langue et fut élu « livre de l’année 2001 » en Tchéquie. Il est son premier livre traduit en français.
Le survol de l’histoire du XXème siècle européen opéré par Patrick Ourednik s’étend au-delà de l’Europe et bénéficie de son regard acéré d’aigle. Des clichés violents alternent avec des analyses pertinentes pour placer le lecteur en situation de percevoir à la fois l’absurde et le sens.
« Durant la Première Guerre Mondiale neuf millions et demi d’hommes et six cent mille femmes sont morts. Et six millions d’hommes et deux cent mille femmes ont été mutilés à vie. Et sept millions de femmes ont perdu leur mari et neuf millions d’enfants leur père. Et les pays étaient endettés et imprimaient des billets qui ne valaient rien et l’inflation augmentait et en 1923 en Allemagne, l’inflation a monté de 2,3 millions pour cent et un œuf coûtait en moyenne 810 billions de marks et pour acheter une miche de pain, les gens allaient à la boulangerie en transportant leur argent dans une brouette. Et beaucoup voulaient faire table rase de l’ancien monde et adhéraient aux partis communistes et fascistes tandis que d’autres avaient la nostalgie de l’Europe d’avant-guerre et du temps qu’on commençait à appeler La BELLE EPOQUE ou L’ÂGE D’OR parce qu’alors il y avait toutes sortes de marchandises aux étalages et les épiceries vendaient des fruits exotiques et du chocolat et du halva et les gens pensaient que le siècle nouveau mettrait fin à la misère et aux corvées et que tous vivraient dans le confort et l’hygiène et que l’instruction obligatoire rendrait l’homme meilleur et plus humain. En ce temps-là les gens étaient aimables et même les malfaiteurs étaient plus attentionnés et ils évitaient de tirer sur les policiers et les jeunes gens avaient des comportements plus retenus et s’abstenaient de rapports sexuels avant le mariage et … »
Patrick Ourednik interroge les fonctions de la mémoire tout en survolant les sillons sanglants de l’horreur et du mensonge inventés par les hommes.
« Et les communistes avaient mis au point une langue spéciale appelée langue de bois qui devait servir dans la société nouvelle jusqu’à ce qu’on commence à communiquer par le pouvoir de la pensée révolutionnaire. Les linguistes disaient que la langue de bois avait pour objectif de court-circuiter la communication dans les sphères publique et privée et d’évacuer ainsi les structures linguistiques cognitives hors de la conscience de l’homme. Dans la langue de bois les mots entraient dans un système complexe de connotations qui renvoyaient aux mécanismes de pouvoir de la société ainsi le sens originel des mots fut progressivement confisqué pour être remplacé par une signification d’autant plus vaste que le locuteur était plus solidement installé dans la hiérarchie politique. (…) Au début les gens employaient cette langue surtout quand ils évoquaient leur travail ou les décisions politiques de l’Etat mais peu à peu ils ont appris à s’en servir aussi pour parler du temps qu’il faisait et des congés payés et des émissions à la télévision et de leur femme qui s’était mise à boire et refusait d’aller aux réunions du comité de parents. »