Plutôt que de parler d’une vie de Léon Werth, nous devrions parler d’une cascade de vies tant l’homme fut multiple, à la fois par ses talents et par ses engagements, comme le note d’emblée Gilles Heuré : « Journaliste, libertaire, antimilitariste, soldat des tranchées puis encore journaliste, critique d’art, nageur, danseur, voyageur, écrivain, poète et observateur, et aussi dévoreur de vie, plus sans doute qu’il ne l’a jamais avoué…

-On aurait pu décliner ses activités dans un ordre différent car tout Werth est dans Werth et réciproquement. »
Biographie impossible donc, c’est pourquoi Gilles Heuré privilégie la rencontre avec l’homme, avec l’œuvre, une rencontre amoureuse certes mais lucide sur une personnalité attachante qui sollicite en nous ce qu’il y a de plus libre.
Ce n’est point un hasard si Antoine de Saint Exupéry dédie son Petit Prince à Léon Werth enfant, cette part qu’il portera toujours en lui-même. Saint Exupéry explique « Parce qu’il est un des meilleurs amis que j’aie au monde, mais aussi à cause d’une dette spirituelle car bien avant de le connaître je le lisais – et il ne sait pas combien je lui dois. »
Il fut un homme d’engagement, de libre engagement évitant les adhésions qui deviennent des adhérences, proche de l’extrême-gauche sans doute mais définitivement inclassable comme il se doit à tout véritable libertaire qui ne saurait appartenir. Le compromis, cette sorte de défaite inavouée, lui était inconnu, d’abord vis-à-vis de lui-même, toujours soucieux de connaître réellement les fondements et les mécanismes de ses actes. Cette lucidité dont il faisait souvent preuve implacablement, quand il jetait les yeux sur le monde et ses distorsions cruelles, il savait se l’appliquer à lui-même. Il y avait chez lui une capacité d’action aussi puissante que son aptitude à l’introspection et la méditation. Il refusa toujours de s’échapper de la situation. Accepter ou affronter les circonstances, toujours, quel qu’en soit le coût, ne serait-ce que pour tenter de les détordre, fut pour Werth une règle à la fois d’éthique et de combat.
Werth participera au premier conflit mondial. Cette expérience brutale, écoeurante, blessante, fut à l’origine de deux livres magnifiques, Clavel soldat et Clavel chez les majors . Elle forgea le tranchant de son esprit, esprit qui se manifestera bien plus tard, dans toute sa plénitude pénétrante dans la rédaction de Dépositions, journal de guerre 1940-1944 . Ce n’est point le journal de sa vie, mais une multitude de fenêtres ouvertes sans retenue, sans pudeur sur l’humanité, une humanité qu’il aimait sans en aimer tous les hommes. En voici quelques extraits qui illustrent tant le regard de l’observateur que le verbe du poète :
« Mais après la guerre, les survivants ? J’entends déjà le beau développement académique (nous l’avons entendu pendant la précédente guerre) : « Voici des hommes qui ont su vaincre. Ils nous referont un monde à l’image de leur héroïsme. » Hélas ! si pourries qu’elles puissent être de guerre, les vertus d’une paix n’ont rien de commun avec les vertus de la guerre. Ces hommes redeviendront des enfants agités ou las. Ils chercheront quelque part une popote ou des pantoufles. »
« La guerre naît de la bêtise des hommes. Mais tout état de guerre augmente cette bêtise. On peut attendre le jour où il n’y aura plus sur la terre que la guerre et la bêtise s’engendrant l’une l’autre. »
« Suzanne me cite de fervents gaullistes, qui ont oublié qu’ils furent collaborateurs. Effet du débarquement anglo-saxon et de l’avance des Russes.
Il faut distinguer : les uns sont menés par l’intérêt. Ainsi, parmi les gens de journaux, quelques-uns manoeuvrent déjà pour une éventuelle collaboration aux feuilles qui remplaceront les feuilles allemandes d’aujourd’hui. D’autres (si peu vraisemblable que cela puisse paraître) ont cru à un Hitler philanthrope et pacificateur de l’Europe. »
« Promenade avec Suzanne. Promenade nocturne. Je ne sors que la nuit. Les boutiques sont des oasis de discrètes lumières. Dans les boutiques, il y a des hommes, des femmes et non des ombres. Il y eut l’an mille, la fin du monde. Mais le monde ne fut pas détruit complètement. Il reste quelques îlots de vie et de lumière : ces boutiques, ces bribes d’apothéoses dans le noir. La teinturière est une flamme oubliée. Elle a du naître, elle va mourir comme ces monstres légers, qui se tordent et s’effilent dans le feu.
Boulevard Saint-Germain, un peuple d’ombres glisse dans le noir. On est au fond de la mer. On est frôlé par une faune abyssale, par une faune d’ombres verticales, d’ombres d’hippocampes. »
Cet homme qui n’eut de cesse de se connaître lui-même pour mieux parcourir le monde (Songeons à son regard et à sa relation avec l’Indochine et le monde annamite qu’il défendra avec passion, tant en Cochinchine que de retour en France), si intransigeant avec lui-même ne pouvait échapper à l’amertume des vieux jours :
« Qu’ai-je fait ? écrit-il, Qu’ai-je écrit ? Rien. Ne me dites pas non… je ne vous croirais pas. Cependant, s’il m’est arrivé d’écrire, en tout, cent lignes – disons même cinquante et je suis prêt, si vous me le demandez, à encore baisser mes prix, -quelques lignes, enfin, d’une syntaxe honnête et qui soient de moi tout seul (comme ces devoirs qu’un enfant sage a faits sans qu’on l’aide à la maison), alors je puis mourir content. Mais quelle blague, cette morale de bon ouvrier ! N’est-ce point une réminiscence de la morale qu’on m’enseigna quand j’étais un enfant, quelque chose comme les remontées du catéchisme chez un mourant ? Et cette référence à la littérature honnête, n’est-elle pas du dernier ridicule ? Et si même j’avais été Homère ou Dante, Montaigne ou Saint-Simon ? Mais tout cela n’est que rumination de vieil écrivain. Serais-je assez sot pour évaluer ma vie en fonction de mes tâches littéraires ? Nous quittons le monde, comme on quitte un palace, sans en avoir connu le patron ou la société qui le gère. »
Léon Werth a laissé une double œuvre admirable, ses écrits, dont certains marquent le lecteur

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