La tour de Babylone

Ted Chiang fait parties des auteurs actuels de science-fiction qui se sont emparés de la question de la langue comme l’ont fait auparavant A.E. Van Vogt ou Ian Watson.

Vous avez pu le découvrir en regardant l’excellent film Arrival, réalisé par Denis Villeneuve, sorti en 2016 sur les écrans avec Luise Banks qui joue le rôle d’une linguiste chargée de communiquer avec des extra-terrestres. L’histoire est tirée de la nouvelle L’histoire de ta vie, l’une des nouvelles rassemblées dans l’ouvrage intitulé La tour de Babylone.

Ted Chiang est un spécialiste en informatique. Il a écrit plusieurs nouvelles de science-fiction qui ont été primées. Ce n’est pas la première fois qu’il aborde la question de la langue dans une nouvelle. Déjà dans le même recueil, le personnage principal de la nouvelle Comprends cherche à construire une langue nouvelle capable de servir ses immenses potentialités, libérées par une drogue.

Dans L’histoire de ta vie, Louise Banks cherche à comprendre la structure de la langue des heptapodes venus de l’espace pour se poser en douze lieux du globe terrestre. Si l’intrigue semble classique, le véritable sujet est bien celui de la langue. Il est traité en s’appuyant sur l’hypothèse de Sapir-Whorf et le principe de Fermat. C’est la langue qui structure notre construction et expérience du monde et nos interactions. Cette approche a été explorée de manière approfondie par des chercheurs comme Alfred Korsybski, Paul Watzlawick, John Grinder, Richard Bandler, Edward T. Hall et leurs équipes.

Nous touchons avec ces questionnements aussi bien aux sciences quantiques qu’aux métaphysiques non-dualistes tant la grammaire est essentielle à l’actualisation de la conscience.

En effet les heptapodes utilisent pour communiquer une langue non phonologique, formée de sémagrammes qui échappent aux limites des causalités linéaires et temporelles. Ils font usage de deux langues, l’heptapode A et l’heptapode B pour échanger avec les humains :

« En l’examinant, je comprenais que les heptapodes aient créé un système d’écriture sémasiographique ; il convenait mieux à une espèce au mode de conscience simultané pour laquelle le discours tenait lieu de goulet d’étranglement, à exiger que chaque mot suive le précédent, séquentiellement. Avec l’écriture, par contre, tous les signes portés sur une page étaient visibles en même temps. Pourquoi enfermer l’écriture dans une camisole glottographique, requérir d’elle le caractère séquentiel du discours ? Cela ne serait jamais venu à l’esprit de ces extraterrestres. L’heptapode B tirait parti des deux dimensions ; au lieu de filer les morphèmes un par un, il en proposait une pleine page à la fois. 

Maintenant que l’heptapode B m’avait offert un mode de conscience simultané, je voyais en quoi la grammaire de l’heptapode A se justifiait : ce que mon esprit séquentiel percevait jusque-là comme inutilement complexe se révélait une tentative d’introduire une certaine flexibilité dans les confins du discours séquentiel. Par voie de conséquence, je pouvais plus facilement utiliser l’heptapode A, mais il me paraissait toujours un méchant substitut de l’heptapode B. »

Voici deux autres extraits qui illustrent la puissance de la pensée de l’auteur :

« Avec l’heptapode B, je vivais l’expérience exotique de pensées codées graphiquement. Je passais des moments de transe où mes pensées ne s’exprimaient plus par le biais de ma voix interne ; à la place, je me représentais des sémagrammes qui s’épanouissaient telles des fleurs de givre sur un carreau de fenêtre.

Mieux je maîtrisais la langue et plus je voyais des dessins sémagraphiques complets susceptibles d’exprimer des idées complexes. Mes processus mentaux n’accéléraient pas. Mon esprit campait sur la symétrie inhérente des sémagrammes, lesquels me semblaient plus qu’un langage : des mandalas. Ainsi je méditais sur le caractère interchangeable des prémisses et des conclusions. Il n’y avait pas de direction implicite à l’articulation des propositions, de « cheminement » précis ; tous les éléments d’un raisonnement étaient aussi puissants, tous possédant la même importance. »

L’heptapode B permet d’échapper à la prison du temps linéaire, de distinguer les rétro-causalités et d’ouvrir le champ des possibles. En échappant au dialogue interne pour une perception directe et élargie c’est une autre expérience du monde qui se profile, infiniment plus riche de nuances et de créativités grâce à un niveau élevé d’enchâssement.

« L’univers physique pouvait être considéré comme une langue à la grammaire des plus ambiguë, chaque événement physique impliquant un énoncé analysable de deux manières totalement différentes, causale et téléologique, toutes deux valables. Quel que soit le contexte disponible, on ne pouvait en disqualifier aucune.

Lorsque les ancêtres des humains et des heptapodes avaient acquis la première étincelle de conscience, ils avaient perçu le même monde physique, mais ils avaient effectué des analyses grammaticales différentes de leurs perceptions ; les visions du monde qu’ils avaient fini par adopter résultaient de cette divergence. Les humains avaient acquis un mode de conscience séquentiel, les heptapodes un mode de conscience simultané. Nous faisions l’expérience des événements dans un certain ordre, et nous percevions leur relation comme une relation de cause à effet. Ils faisaient l’expérience de tous les événements à la fois, et ils percevaient un objectif sous-jacent au tout. Un objectif de minimisation et de maximisation. »

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