Le rêveur méthodique : Francesco Zorzi

Petit ouvrage consacré à l'érudit franciscain Francesco Zorzi (1466-1540), également connu sous le nom de Giorgio Veneto ou Georges de Venise, ce livre est avant tout une vaste contextualisation historique qui replace le personnage dans le contexte politico-religieux de son époque, avant le Concile de Trente.

Entre le dynamisme intellectuel de la Renaissance, l'humanisme qui l'accompagnait et la remise en question des stricts dogmes catholiques romains – processus qui aboutira d'ailleurs à une révision interne autant qu'à la grande Réforme protestante – Zorzi a tenté d'éclairer la compréhension des textes chrétiens en s'inspirant de la Kabbale, contribuant ainsi largement à l'élaboration d'une kabbale chrétienne. Il serait toutefois vain de chercher dans ce livre un ouvrage ésotérique ; c'est bien d'histoire qu'il s'agit et l'analyse des textes reste extrêmement brève, en toute fin de l'ouvrage. L'auteure a avant tout voulu situer son personnage, sa contribution majeure à la nécessaire profondeur d'analyse des textes bibliques et le tirer d'un oubli immérité.

Issu d'une famille patricienne de Venise, Zorzi est présenté comme le premier auteur chrétien à avoir relié la compréhension des textes bibliques à la langue et la culture ésotérique hébraïque, une dimension qui lui faisait alors cruellement défaut. S'inspirant de Pic de la Mirandole, qu'il commenta dans ses propres œuvres, de Marsile Ficin, de Dante, de Raymond Lulle, de l'hermétisme, du néoplatonisme et, puisqu'il maîtrisait l'hébreu et l'araméen, s'étant rapproché de converts érudits de son époque, de la Kabbale hébraïque, Zorzi a publié trois ouvrages majeurs et un certain nombre de commentaires qui furent parfois saisis par ses assistants et publiés sous leur nom, ou ont été perdus.

« L'œuvre de Zorzi peut être considérée comme une synthèse des questions de la Renaissance, de cette époque où le philosophe n'était plus seulement le commentateur d'idées déjà formulées, mais un esprit à la recherche d'une vérité cachée et de révélations mystérieuses. En raison de sa formation franciscaine, les conceptions de Zorzi sont beaucoup plus imprégnées d'esprit chrétien que celles de Pic ou de Ficin. Avant tout, il était convaincu que la Kabbale pouvait démontrer la vérité du christianisme. À l'instar de Pic, il établissait de nombreux liens entre la gnose juive et les enseignements du pseudo-Hermès Trismégiste, eux aussi interprétés dans un sens chrétien ». Il possédait lui-même un bon nombre d'ouvrages en grec et de manuscrits kabbalistiques en langue originale qu'il légua de son vivant à la République de Venise pour les préserver. Zorzi inspira de grands ésotéristes comme John Dee, Steuco, Cornelius Agrippa et Guillaume Postel qui fit publier les Problemata à Paris.

Cette œuvre comprend : De Harmonia mundi (1525), In Scriptorum sacram Problemata (1536, trad. française dès 1575), L'Elegante poema (1540). Le premier traite surtout de l'unité cosmique et relie directement le christianisme à la Kabbale et notamment au symbole de l'Arbre des Sephiroth, donnant ainsi ses bases à la théurgie des hiérarchies angéliques dans la Kabbale chrétienne. Ses nombreuses références à la musique lui confèrent une épaisseur supplémentaire.

Le second est un travail d'exégèse et d'interprétation des Écritures fondé sur la Kabbale qui lui donne une dimension résolument chrétienne. Le troisième est une sorte de testament spirituel centré sur la notion de salut. Zorzi y explique également sa position d'ouverture vis-à-vis des racines grecques et hébraïques du christianisme, tout en s'opposant catégoriquement au luthérianisme – ce qui précise sa position par rapport à Rome et à l'Ordre franciscain auquel il appartenait. On connaît aussi de lui un Commento (1539) qui donne quelques éclaircissements sur son œuvre, un autre sur le Cantique des Cantiques, ainsi qu'un texte consacré à celle de Pic de la Mirandole, les Conclusiones, publiés sous le nom d'un de ses assistants, Archangelus, vraisemblablement sous la forme de notes dictées et complétées ensuite au moyen de références et citations empruntées ailleurs.

Zorzi est entré dans l'Ordre franciscain vers 1481. En 1493 et 1494, il fit un voyage en Palestine dans le cadre de ses fonctions. Deux chapitres du livre sont consacrés à l'affaire du divorce d'Henri VIII d'Angleterre, épisode qui fut à l'origine du schisme de l'église anglicane et qui a beaucoup pesé ensuite dans l'indépendance du protestantisme. Consulté comme expert sur l'interprétation des textes de l'Ancien Testament grâce à sa maîtrise de l'hébreu, Zorzi a soutenu le parti du roi contre le Vatican, ce qui lui a valu de sérieux soupçons d'hérésie et une surveillance constante.

À cause de ses prises de positions qui remettaient souvent en cause la rigueur romaine, Zorzi fut inquiété, mais sans toutefois trop sévèrement en subir le joug, étant protégé tant par son réseau d'amitiés et par sa précieuse érudition. Par ailleurs, en franciscain convaincu, il veillait soigneusement à ce que toutes ses interprétations s'inscrivent dans une perspective catholique. Cependant, son interprétation fondée sur la Kabbale ouvre sur le principe de l'accès de l'homme à la « déification », comme on appelait cela à l'époque, c'est-à-dire à la réalisation ou la réintégration spirituelle, ainsi que sur celui du Christ cosmique et de la polarisation féminine de l'Esprit-Saint.

Zorzi n'a pas cessé non plus de critiquer la version dite Vulgate de la Bible, validée et diffusée par le Vatican, comme étant truffée d'erreurs que le recours aux textes originels met clairement en évidence. On comprend pourquoi ses prises de positions ne pouvaient manquer de froisser l'Église catholique romaine, encore très rigide et thomiste à l'époque. Chrétiens et ésotéristes d'aujourd'hui trouveront pourtant dans les réflexions érudites de Zorzi un développement replacé dans l'histoire de la pensée et de la religion qui éclairera certaines notions aujourd'hui devenues familières. Pour une étude plus approfondie de l'œuvre de Zorzi, l'auteure conseille les ouvrages de Frances Yates et de Jean-François Maillard.

E. Thibault

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