Marion DAPSANCE, Les dévots du bouddhisme

Anthropologue diplômée de l’EPHE enseignant aujourd’hui à NYC, Marion Dapsance livre dans cet ouvrage le résultat d’une enquête de terrain sur le bouddhisme contemporain, tel qu’il est proposé en France, plus précisément dans l’approche dite « tibétaine » Rigpa diffusée par Sogyal Rinpoché et ses adeptes. Les comptes rendus sont clairs, précis, révélateurs. Ils ne sont en général flatteurs ni pour les participants à ce culte, ni surtout pour ceux qui le diffusent – ni pour l’idéal que l’on se construit souvent du bouddhisme en Occident.

De fait, c’est principalement cette idée que l’anthropologue questionne en la comparant au rite tibétain traditionnel de la branche Vajrayana. Édifiant à bien des égards, ce travail que l’on peut qualifier de debunking éclaire surtout la démarche qui sous-tend la quête spirituelle dans la société post-moderne ; il exprime en cela une réflexion importante et la nécessité d’une lucidité maximale parmi les quêteurs spirituels sincères, même quand, éliminant les voies les plus alternatives, ceux-ci font le choix d’une approche se revendiquant traditionnelle. Marion Dapsance produit des enquêtes et des références solides et fouillées. Si elle n’élucide pas toujours le cadre ésotérique de certaines des pratiques mentionnées, son travail n’en souffre guère, dans la mesure où ces techniques ne sont jamais véritablement mises en œuvre par les représentants des groupes qu’elle visite et que ses propres références théologiques sont rigoureuses.

La trame principale de cette recherche est la découverte du terrain du bouddhisme en France, d’abord dans le groupe de Thuksey Rinpoché, dont les adeptes ont une sensibilité très teintée d’ésotérisme théosophique, puis la mouvance Rigpa liée à Sogyal Rinpoché, dont elle décrypte le parcours jusqu’à ce que celui-ci finisse par adopter le comportement typique des chefs de sectes en Occident contemporain. Dapsance précise également le contexte socio-religioso-politique qui permet à Sogyal d’échapper officiellement à cette appellation jusqu’à aujourd’hui. En renfort de ses propres carnets de terrain, elle convoque un certain nombre de témoignages d’anciens adeptes qui viennent confirmer son analyse. Toutefois, la partie de son analyse qui me semble la plus importante est celle qui met en lumière les influences mutuelles entre les motivations et les attentes de ceux qui, en Occident, projettent sur les « philosophies orientales » une image qui ne correspond pas à la réalité religieuse des cultures impliquées, et celle des représentants issus de ces cultures qui viennent en Occident diffuser ces approches – ou leurs succédanés – sous une forme que leurs coreligionnaires ne sauraient pas reconnaître. On avait connu cela dans des domaines similaires, mais moins controversés, comme le yoga et les arts martiaux ; on le retrouve ici sur le terrain des nouvelles spiritualités, et on pourrait faire une analyse semblable sur celui des nouvelles thérapies.

Comme le met très bien en lumière Marion Dapsance, l’idée que l’on se fait du bouddhisme dans l’occident moderne et post-moderne découle de la présentation qu’en a donné le philologue français Eugène Burnouf (1801-1852) dans son Introduction au bouddhisme indien (1844). C’est Burnouf qui décrivit le bouddhisme comme une sagesse ancestrale – dont Dapsance souligne l’adéquation bienvenue avec les idéaux des Lumières – plutôt que comme la religion qu’il est sur le terrain asiatique, religion qui se subdivise en trois branches majeures, Mahayana, Hinayana et Vrajrayana, et en d’innombrables traditions locales aux interprétations et rites variés : Tantrisme, T’chan (Zen), etc. Avant la publication de cet ouvrage, les références faites au bouddhisme dans la littérature coloniale européenne se concentraient surtout sur des descriptions de rites « idolâtres » impressionnants, mal compris et repoussants. Les jésuites De Andrade et Desideri firent exception, à l’époque, avec leurs recherches sur place au Tibet ; mais on n’avait pas, avant Burnouf, établi de connexion entre ces différentes approches rituelles pour les relier au personnage du Bouddha Shakyamuni. « En outre, ne s’intéresser qu’à certains textes en laissant de côté tout ce qui fait la vie quotidienne des bouddhistes d’Asie constitue, en termes de compréhension du phénomène, un biais méthodologique lourd de conséquences », précise Dapsance (p.21). [voir également Donald Lopez, From Stone to Flesh, a Short History of the Buddha, Univ. Chicago Press, 2013 ; Donald Lopez, Prisoners of Shangri-La, Tibetan Buddhism and the West, Univ. Chicago Press, 1999 - en français : Fascination tibétaine, Autrement, 2003]

Il ressort des recherches de Dapsance que Sogyal Lakar (futur « Tülku » et « Rinpoché ») semble ne pas avoir fait d’études à Cambridge, comme on l’affirme souvent, mais être arrivé en Angleterre au début des années 1970, dans la suite d’un noble originaire du Sikkim et comme traducteur de son supérieur Dudjom Rinpoché, qui appartient à l’école tibétaine Nyinmapa. Il fut accueilli dans un squat londonien où certains hippies souhaitaient mieux connaître le bouddhisme tibétain. Le petit groupe finit par trouver un lieu de réunion et l’idée d’un centre tibétain Nyinmapa fit son chemin autour de Sogyal Lakar, et prit rapidement une certaine ampleur puis parvint à s’affranchir du système des squats et à s’installer en tant qu’association indépendante, Orgyen Choling. Des lamas importants vinrent y séjourner et diffuser l’enseignement. Sogyal Lakar fit ensuite, en 1976, un séjour chez Chögyam Trungpa aux USA. Ce moine tibétain défroqué à la personnalité puissante fit une forte impression sur Sogyal, qui décida clairement de l’imiter pour pouvoir profiter, comme lui, des bienfaits de la société de consommation. C’est à Trungpa que Soygyal emprunta la notion de « folle sagesse », dont il fit immédiatement une application abusive et utilitaire sans lien quelconque avec l’enseignement spirituel. Alors que Trungpa était issu d’une lignée confirmée de lamas, dont il décida de s’affranchir en 1970 suite à un grave accident automobile, et avait suivi un enseignement religieux direct et strict, Sogyal Lakar, lui, ne reçut son titre de tülku que dans le cadre d’un arrangement familial (adoption) et n’a reçu aucune éducation religieuse ni, à plus forte raison, monastique ou initiatique. Il rompit pareillement avec la lignée de Dudjom Rinpoché et fonda la mouvance Rigpa en 1978. En 1983, il participa à une conférence internationale sur les processus de deuil en Californie, organisée par les leaders du domaine, E. Kübler-Ross et K. Ring. En 1992, Sogyal Rinpoché publia donc une version modernisée du Bardo Thödol (le « livre des morts » tibétain, première publication en Occident en 1927 ; en France, Maisonneuve 1933) dont il n’était d’ailleurs qu’un rédacteur mineur. Cette réappropriation lui apporta une reconnaissance internationale, d’autant plus que ce livre fut préfacé par le Dalaï-Lama ( !), malgré son peu de pertinence [Le Livre tibétain de la vie et de la mort, La Table Ronde, 1992 & poche, 2005]. Cette collection de textes tibétains se fonde sur la croyance que les défunts peuvent entendre et appliquer des conseils récités par ceux qui les veillent après leur mort, notion reprise depuis leur première publication par de nombreux groupes new age, mais peu naturelle pour les Occidentaux qui cherchent des alternatives doctrinales aux religions du Livre.

Dapsance rapporte plusieurs témoignages accablants sur le comportement de Sogyal après cette rupture, qui incluent tous les travers habituels de la manipulation mentale en milieu sectaire : arrogance, maltraitance, abus sexuels, gloutonnerie, grossièreté, mensonge, bêtise, tyrannie, cupidité, etc. Cette partie de l’ouvrage n’est pas la plus plaisante à lire, mais elle est malheureusement édifiante à bien des égards et nécessaire. Dapsance rapporte avec la rigueur de l’ethnographe le contexte des centres urbains et du principal centre de séminaire du Rigpa, à Roqueredonde au nord de l’Hérault. Ces descriptions pourraient correspondre aux conditions rencontrées dans de nombreuses autres approches de spiritualité, thérapie ou développement personnel courantes aujourd’hui. En cela, elles ont un sens plus vaste, en tant qu’outils comparatifs efficaces. Le Rigpa organisa une grande manifestation en août 2008 pour accueillir la venue en France du Dalaï-Lama. C’est entre autres cet événement qui donna une importance et une caution injustifiées au Rigpa, lequel en profita pour accueillir de nombreux représentants politiques et célébrités. Dans son analyse, Dapsance décrypte très efficacement la transposition en termes de stratégies de développement personnel et managérial les usages en vigueur au Rigpa et qui servent de contenu pédagogique sous couvert d’enseignement du bouddhisme. Les descriptions précises de Dapsance démontrent que les abus comportementaux de Sogyal Rinpoché ne relèvent en rien de techniques pédagogiques ou initiatiques, mais ne sont que le reflet de son incompétence en la matière. Pour preuve, le fait qu’il s’abstienne strictement de ce type de comportement dès qu’il se trouve en présence de ses compatriotes, même laïcs. « Lorsque l’on s’extrait de la vulgate développée parc ces groupes, cependant, et que l’on s’intéresse aux parcours réels (et non imaginés) de ces « maîtres spirituels », on s’aperçoit que la « modernité » de ces derniers tient plutôt au fait qu’ils ont su parfaitement s’adapter au marché occidental de la « spiritualité » et su saisir toutes les opportunités de développement de carrière individuelle qui s’offraient à eux. Ces « maîtres », que l’on crédite à priori d’intentions purement religieuses et bénévoles, sont avant tout des entrepreneurs efficaces, et c’est en cela qu’ils sont « parfaitement adaptés à l’Occident » résume l’anthropologue. (p. 63)

Dans le contexte bouddhiste, la dévotion et l’obéissance n’impliquent jamais une soumission aveugle, mais sont l’expression d’une confiance réciproque. Cependant, sachant que, pour accéder à la perception spirituelle, on doit inévitablement passer outre les limites de l’égocentrisme, un subtil jeu pédagogique favorisant l’acceptation de certains principes, même ceux qui peuvent sembler absurdes, avant l’accès à leur compréhension intellectuelle, et favorisant également l’annihilation de l’orgueil, est utilisé dans la plupart des voies spirituelles, dont le bouddhisme. Cette pédagogie est souvent mal perçue, tant par les individualistes occidentaux qui y répugnent par nature, que par les Orientaux qui en abusent et la pervertissent à leur avantage. Ainsi, la « folle sagesse » typique de certaines tendances du soufisme ou du bouddhisme, d’une technique comportementale destinée à susciter la rupture perceptive chez les disciples, devient souvent le prétexte d’abus les plus grossiers et destructeurs. Les nouveaux gourous n’ont certainement rien inventé dans ce domaine. Comme l’explique Dapsance, la clef de ce comportement ne se trouve pas dans l’aspect « folie », mais dans la sagesse, c’est-à-dire dans la maturité spirituelle de l’enseignant qui l’utilise. Toutefois, celle du disciple entre également en ligne de compte, et on en vient parfois à s’interroger si l’aveuglement de certains adeptes ne justifie pas parfois les abus dont ils sont les victimes…

Le lien direct entre Maître et disciple, qui relève de la transmission et non de l’enseignement, est également souvent mal compris, en Orient comme en Occident. Il s’agit d’une relation et non pas d’une technique pédagogique. On parle alors de transmission d’âme à âme par la présence, ou parfois d’émanation (nirmana ; par extension, tülku en tibétain). Cette notion est souvent détournée : par exemple, les disciples les plus avides font compétition pour s’asseoir au plus près du gourou ou pour s’acquitter des tâches les plus flatteuses. Évidemment, ce n’est pas le principe, qui repose sur une sorte d’osmose dans laquelle le contenu de l’enseignement est rythme, sensibilité et art de vivre, autant de notions indicibles dont on s’imprègne subconsciemment et non volontairement. C’est pourquoi les disciples évoluent en s’acquittant de l’intendance et du ménage plus que de prières et d’exercices ésotériques, alors même que les élèves externes ont accès au cœur du rituel et ses explications. Partant, la mode de plus en plus répandue de diffuser l’enseignement à grand renfort de conférences par vidéo n’a aucun sens. Bien entendu, mieux vaut cela que rien mais, malgré les justifications des plus nébuleuses que l’on fournit aux ouailles, il est techniquement hors de question qu’une quelconque « aura spirituelle » puisse transiter par cet artifice.

L’approche symbolique de la polarité sexuelle dans le contexte du bouddhisme asiatique, notamment à travers les rites tantriques, est un autre aspect majeur que l’Occident peine à comprendre, tant il est étranger à sa culture et à la sensibilité des individus différenciés qui composent la société occidentale contemporaine. Après les Lumières, braqué contre les dogmes religieux en tous genres et profondément marqués par le rationalisme et l’accent mis sur l’intellect au détriment du corps, l’Occident abordait la sexualité avec un malaise certain. Persuadé que l’esprit a comme fonction de dominer et discipliner le corps, perçu comme le véhicule d’instincts animaux et de pulsions dangereuses, l’Occidental voyait – et voit encore très souvent – les techniques corporelles empruntées à l’Asie comme des savoir-faire porteurs d’une sorte de magie exotique liée à la vitalité. L’ésotérisme de ces pratiques lui échappe généralement autant qu’il le fascine, car l’enjeu psychologique de ces pratiques est fondamentalement différent de ce qu’il met en œuvre chez un Oriental. Loin de supputer une sorte de « vocabulaire secret » ou de sensibilité mystérieuse dont nous serions dépourvus en Occident, nous nous référons ici simplement à une perception distincte de ces notions archétypales et des relations symboliques qu’elles impliquent. Mises à disposition de l’ésotérisme occidental juste au moment où celui-ci manquait cruellement de techniques corporelles efficaces, au moment où celles qui avaient été transmises malgré le fléau de l’Inquisition romaine et de l’obscurantisme se faisaient rares, et au moment où la relation au corps de l’individu découvrait les profondeurs insoupçonnées de l’inconscient autant que la nécessité de l’hygiène corporelle et de l’exercice physique, ces pratiques « magiques » souvent centrées sur la polarité symbolique et impliquant, parfois de manière explicite, certains aspects en lien avec la sexualité vinrent exciter vivement les fantasmes de ces messieurs-dames dans les salons bourgeois. Aujourd’hui encore, l’ésotérisme contemporain, les nouvelles spiritualités en tous genres et la culture populaire sont farcies de ces notions fantasmatiques et erronées issues de la « compote de vieux garçon » distillée à l’époque. On trouve des traces de cet imbroglio dans la plupart des rituels de magie sexuelle utilisés en Occident contemporain, mais aussi chez les avatars de la Société Théosophique, les nouveaux yogas, etc. Bien entendu, le néo-bouddhisme ne fait pas exception.

Dapsance consacre également un chapitre à la notion de méditation. Cette réflexion est extrêmement bienvenue, mais aurait pu être plus approfondie, tant la confusion règne autour de ce concept. On regrette un peu ici le rationalisme un peu strict de l’auteur, qui l’empêche d’embrasser le sens profond de la pratique. Toutefois, elle défriche efficacement cette confusion et les nombreuses méprises qui ont fait de la « méditation » une sorte de Graal psychospirituel pour un grand nombre d’Occidentaux. Avant tout, Dapsance remet l’église au milieu du village, ou plutôt le temple sur sa montagne himalayenne, en précisant bien que l’entraînement à la concentration et les diverses techniques corporelles liées à la maîtrise du souffle et des postures statiques ne constituent qu’une part très mineure de l’éducation bouddhiste en Asie (sauf dans quelques sectes monastiques), tandis que c’est le rite qui occupe le centre. Étonnant paradoxe avec ce que l’on pense aujourd’hui en Occident, qui s’est emparé du bouddhisme comme d’une sagesse ancrée dans la magie de ses techniques de sérénité ! L’acquisition d’un vocabulaire spécifique au microcosme sectaire est un grand classique du formatage intellectuel, auquel n’échappe certainement pas le jargon universitaire, parmi bien d’autres. On en abuse cependant dans le milieu des nouvelles spiritualités, et le néo-bouddhisme ne fait pas exception. Dapsance l’explique très clairement : il s’agit de favoriser un nombre limité d’expressions à usage interne qui réduit considérablement le vocabulaire descriptif et, par conséquent, la subtilité du ressenti des adeptes. C’est évidemment le cas dans le contexte du développement personnel de tendance utilitariste. On peut se demander si la même chose se produit dans l’élaboration de nouvelles ritualités (New Age). En effet, si c’est aussi parfois le cas, dans d’autres cas il pourrait s’agir d’un processus évolutif de création de nouveaux concepts propres à ces nouvelles ritualités. L’analyse minutieuse des enjeux de ce vocabulaire est précieuse, car elle peut ainsi s’appliquer à de nombreux contextes similaires (chap. 9 & 10).

Le recours, fréquent chez les bouddhistes, à la notion de karma comme une justification de ses malheurs autant que comme un idéal consistant à « le purifier » ultimement en fin de cycle d’existences successives pour « se libérer », lié à une sorte obsession d’aider autrui à s’occuper de son karma, est également abordée et décryptée dans ses enjeux et dans le contexte de ce vocabulaire spécifique et de la manipulation des motivations des adeptes. On aurait pu espérer une contextualisation plus développée par rapport à la doctrine bouddhiste, mais on sait combien ce sujet est ardu. Une comparaison de l’usage populaire du terme en Asie et en Occident aurait sans doute aussi apporté quelques éclaircissements intéressants. Le bilan des recherches de Marion Dapsance ne doit certainement pas jeter le discrédit sur tous les groupes de spiritualité bouddhistes, ni tibétains d’Occident. Il concerne essentiellement la secte Rigpa dirigée par Sogyal Rinpoché. Ce bilan est cependant suffisamment représentatif d’une tendance fréquente dans le milieu des nouvelles spiritualités, que celles-ci revendiquent ou non l’affiliation à une religion ou une lignée initiatique connue, pour que les intéressés, quels qu’ils soient, se montrent vigilants dans leurs engagements. Il n’est pas vain de se renseigner sur l’histoire d’une doctrine, de pratiques rituelles, de techniques corporelles, etc., ni sur le parcours personnel des enseignants et celui des anciens adeptes. Sans afficher pour autant de suspicion déplacée, faire preuve d’un minimum de discernement s’impose, tout comme on va s’informer de la qualité des produits alimentaires que l’on achète.

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