La tradition des francs-maçons

Histoire et transmission initiatique par Dominique Jardin, Editions Dervy.

Ce troisième essai de maçonnologie qui fait suite aux excellents Voyages dans les tableaux de loge et Le temple ésotérique des francs-maçons parus en 2011 et 2012 chez Jean-Cyrille Godefroy, vient compléter et renforcer l’approche de l’auteur « pour une déconstruction de la notion de Tradition ».

Dominique Jardin pose trois questions :

  • Y-a-t-il un contenu « traditionnel » et dans ce cas, est-il transmissible ou pas ? Et de quelle manière ?
  • Ce contenu est-il tout fait et intangible, transmissible seulement par les initiés et dévoilé sur le mode de l’illumination lorsque ces initiés « reçoivent la lumière » ? (…)
  • Ce contenu n’est-il pas une béquille imaginale et instrumentale du travail collectif d’un sens à construire et toujours à reconstruire ? »

On regrettera l’usage du qualificatif « imaginal » en cette troisième question, sans plus de définition, alors que dans les milieux initiatiques, il renvoie généralement aux travaux d’Henry Corbin, Lima de Freitas ou Gilbert Durand qui excluent l’idée de « béquille » dans la dimension de l’imaginal. D’autant que l’auteur invite avec raison à « ne pas confondre mythe et histoire, histoire et croyance, histoire et hiérohistoire (ou métahistoire) ».

En séparant herméneutique et histoire, dans un souci d’épistémologie louable, Dominique Jardin pense que « c’est à l’histoire de prendre en compte l’herméneutique et de la considérer comme un moyen, parmi d’autres, de creuser le sens des textes ». « Il s’agit donc, précise-t-il, de traiter ce que disent les textes des rituels, non d’une manière symbolique – surtout s’ils le sont -, mais comme le résultat d’un processus dont il faut analyser les prémisses, pour les considérer comme le résultat d’un montage ou d’une construction. » Il propose donc une approche comparée, contextualisée, une mise à plat générale des rites, une saisie de leur dynamique pour « accéder à la compréhension de leur complexité ».

Le mérite d’une telle démarche est de faire voler en éclat les discours essentialistes, « guénoniens ou autres » glisse Dominique Jardin. Le risque est de tomber, malgré les précautions prises, dans une nouvelle illusion de vérité tout autant toxique. Un regard philosophique manque qui aurait permis de distinguer les niveaux logiques pour ne point les combiner, le plus souvent inconsciemment, en une nouvelle crispation. Pour réussir un tel travail par « une conscience distanciée de toute appartenance », il faudrait être capable de répondre absolument à la question « quels sont mes propres conditionnements ? ». Celui qui répond à une telle question se perd-il dans un travail d’historicité ?

L’auteur veut ouvrir la boîte noire de la Tradition (ou de la tradition) avec la caisse à outils des lumières de l’histoire. Ces outils sont-ils appropriés ? Le lecteur conclura… ou pas.

Voyons les points forts de l’ouvrage. L’auteur énonce avec clarté d’où il parle (même s’il n’en tire pas toutes les conséquences). Il évite les pièges grossiers qui découlent de l’essentialisme et propose de nouvelles voies d’exploration de la matière maçonnique. Il met en évidence que l’initiation maçonnique a une histoire, qu’elle est géographique et temporelle dans ses expressions. Il interroge la construction de ces expressions et leur évolution. Il analyse les relations complexes entre tradition et transmission. Il relève à ce sujet un point fondamental :

« Les notions de tradition et de transmission induisent l’idée d’une certaine continuité, parfois même ininterrompue. Du point de vue historique, au contraire, ce qui sous-tend toute transmission de tradition, c’est l’enchaînement des discontinuités et des ruptures qui scandent la construction de cette tradition. »

Questionner la mémoire (dont la fonction première est d’oublier, non de se rappeler), c’est reconstruire son rapport à la trace et sa fonction de régulation individuelle et sociétale. Dominique Jardin met en lumière le jeu de miroirs entre tradition et transmission. Il identifie les écrans de fumées, les brumes et les brouillards. Derrière ce jeu, peut-être, plus fondamentalement que la dimension historique, se dessine la dimension constructiviste de notre réalité. Même si ce n’est pas le sujet.

L’érudition de l’auteur, sa rigueur intellectuelle, fondent l’intérêt de cet essai, intérêt historique sans aucun doute, mais aussi méta-historique, sans que cela soit forcément paradoxal.

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