De Nietzsche à Maître Eckhart de Jean-Yves Leloup

C’est à un exercice périlleux que se risque Jean-Yves Leloup avec un succès fascinant mais interrogeable. L’idée est brillante et d’une grande pertinence, très « jésuite », en référence à la rigueur et à la richesse profonde de la pensée des Jésuites, même s’il n’est pas certain que Jean-Yves Leloup apprécie le compliment. Il s’agit, pour mieux saisir le sens d’un texte, de le renverser en son contraire. Un acte enantiodromiaque d’une grande subtilité puisqu’il tient compte du fait que tout objet, pensée comprise, porte son opposé au sein de la dualité.

Le premier texte choisi pour ce travail de « recto-verso » est un texte de Nietzsche, Ecce Homo, qu’il veut « remettre à l’endroit ». Il présuppose donc que le texte de Nietzche, un classique de l’athéisme, est à l’envers. Le résultat est passionnant. En renversant le texte nietzschéen, Jean-Yves Leloup nous livre un magnifique plaidoyer pour Dieu. Exemple :

« La notion de péché a été inventée en même temps que l’instrument de torture qui la complète, la notion de libre arbitre, pour brouiller les instincts, pour faire de la méfiance à l’égard des instincts une seconde nature. » (Nietzsche)

« La notion de péché a été inventée en même temps que la notion de liberté et de responsabilité qui fait de nous des « sujets, pour orienter et éclairer les instincts, pour retrouver la confiance à l’égard de nos intuitions et de nos instincts qui est notre première nature. » (Leloup)

Dans ses commentaires du recto comme du verso, Jean-Yves Leloup extrait le lecteur des antinomies des propositions initiales, initiant un relativisme qui ouvre des portes à la pensée. Toutefois, en extrayant le texte de Nietzsche de son œuvre vaste, complexe et multiple, pour l’inclure dans son propre environnement, il réduit la pensée de Nietzsche, appauvrie par l’absence de contexte philosophique pour nourrir sa propre vision. Certes la vision est belle, créatrice et féconde en réconciliations mais il y a une trace de procédé qui nuit peut-être au propos.

Le deuxième texte renversé par Jean-Yves Leloup est un poème anarchiste d’Armand Robin, intitulé Le programme en quelques siècles, extrait des Poèmes indésirables. En voici le début :

         « On supprimera la foi

Au nom de la lumière,

         Puis on supprimera

La lumière.

         On supprimera l’âme

         Au nom de la raison,

         Puis on supprimera

         La raison… »

         Et la fin du poème renversé de Jean-Yves Leloup :

         « Je me servirai de ma raison

         Et plus haut que la raison

         Je libérerai mon âme

         J’honorerai la connaissance

Et au nom de la connaissance

Je retrouverai la foi

Dans sa lumière, nous verrons la lumière. »

Jean-Yves Leloup ne commente pas ces deux poèmes, à raison, car la dimension poétique des textes ne nécessite pas l’extension des deux propositions qui portent elles-mêmes leurs contextes. Le lecteur n’a pas l’impression d’un procédé qui stériliserait le texte d’Armand Robin, celui-ci en est éclairé dans sa singularité profonde.

L’exercice prend tout son sens avec le troisième texte proposé qui est un commentaire du sermon 52 de Maître Eckhart, sermon d’essence non-dualiste. « Non vouloir », « non désir », « présence ici et maintenant », chez Maître Eckhart, la « sortie de l’occupation » constituent une ascèse exigeante et permanente qui conduit à un art de ne rien faire par le lâcher-prise pour « prier Dieu de me délivrer de Dieu ».

« Affirmer « ceci » contre « cela » - à quoi bon ? interroge Jean-Yves Leloup.

Ceci ne se transforme-t-il pas en cela ? Ceci n’est-il pas dépendant de cela ?

Ne plus définir ou affirmer ceci ou cela.

Confirmer que c’est « ainsi ».

Ainsi et sans pourquoi.

Telle pourrait être la sagesse de Maître Eckhart et de l’homme libre qu’il évoque dans ses traités et sermons.

Le chemin vers un « au-delà des contraires » conduit vers une liberté abyssale où l’homme et Dieu et tous les concepts qui s’y rapportent doivent faire « retour ». « Là où ils étaient avant d’exister » - dans la lumière d’avant la création (création des dieux, des pensées, des hommes et des choses dans leurs contrariétés ou leurs complémentarités).

L’erreur ce n’est plus alors seulement l’oubli de la vérité contraire, mais l’oubli de son en deçà ou de son en delà. L’oubli du lieu d’où naissent et où retournent toute vérité :

Le clair silence, le calme étincelant. »

Ce n’est que par ce retour, au côté de Maître Eckhart, qui invite toujours au plus haut sens, à œuvrer à « la fine pointe de l’âme » que le procédé initial du renversement mis à l’exercice par Jean-Yves Leloup, trouve et prouve sa dimension éveillante et libertaire.

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