-La magie des mots est telle que pour beaucoup d'entre nous l'étymologie est un réel plaisir. Loin d'être figé, le mot est vivant, il a une histoire, sa vie a été agitée de crises, de moments sombres et de moments de gloire. Un mot est un processus vivant et complexe. -Odon Vallet enseigne à la Sorbonne et à Paris VII. Il publie chez Albin Michel un livre érudit et délicieux intitulé Petit lexique des mots essentiels. Il a choisi d'explorer pour nous une centaine de mots qui tiennent une place privilégiée dans notre vie, Ame, Bonheur, Corruption, Médecine, Politique, Temps, Testament, Vie. Il les dissèquent sous les scalpels précis et implacables de l'histoire et de l'étymologie afin d'en révéler le sens véritable, d'en décrypter les faux-sens, nous rappelant que le mot n'est pas l'objet qu'il désigne et qu'il se teinte de nos sentiments et de nos croyances, d'où son ambiguïté.
"Chercher dans la "racine" des termes leur florilège de sens, c'est découvrir le cheminement complexe des idées humaines : les étymologies croisées ressemblent à des espèces hybrides et les emprunts étrangers aux greffes exotiques. Un jardinier des mots sélectionne les sujets les plus résistants aux agressions des modes : ceux qui composent durablement notre paysage culturel ont su plier devant les assauts du temps en adaptant leur forme et leur sens aux parlers et aux pensers nouveaux. Il en est du vocabulaire antique comme de la forêt originelle : rien ne subsiste à l'état pur mais rien n'existerait sans cet état archaïque qu'on appelle premier, faute de pouvoir remonter au-delà."
Odon Vallet a sélectionné ces mots essentiels autant en raison de leur richesse historique que de la force qu'il véhicule dans notre société. Car le mot est révélateur de ce que nous sommes : "Les racines des mots sont au vocabulaire ce qu'est la partie immergée de l'iceberg à l'inconscient : la région la plus profonde et la moins visible qu'il faut méthodiquement explorer. Les termes sélectionnés ne sont pas toujours les plus fréquemment utilisés mais leurs glissements de sens sont les plus significatifs dans le développement de la pensée humaine."
Illustration avec le mot culture. Suivons Odon Vallet :
"Entre le cultuel, le cultural, et le culturel, il y a une origine circulaire commune. Qu'il s'agisse d'entretenir l'autel d'un dieu, de labourer la terre d'un paysan ou de cultiver le champ du savoir, il faut faire le tour de la question, en circulant avec l'encensoir, la charrue ou des idées. Telle est l'origine de la culture (anglais culture, allemand Kultur, espagnol, italien et portugais cultura).
Au départ, il y a la racine indo-européenne kwel. on la retrouve dans le sanskrit chakra désignant une roue ou un disque, notamment la roue de la loi (Dharma boudhique) ou la ronde des existences humaines dirigées par le souverain (chakravartin).
[...] Cette pensée circulaire de la philosophie indienne n'est pas un cercle vicieux, une répétition fataliste comme on l'a cru en Occident : c'est la postérité féconde de la roue, l'une des plus grandes inventions de l'histoire indo-européenne qui a fourni le char des guerriers et des marchands. C'est aussi un moyen de progression spirituelle illustrée par la circumbulation des boudhistes autour des stûpas. C'est un symbole de dynamisme, comme le cycle d'études qui fait progresser l'élève ou la bicyclette qui l'amène à l'école. [.]
De cette multitude de sens, il faut d'abord retenir la proximité de la culture et de l'agriculture. Si les palmes académiques nous semblent aujourd'hui bien loin du mérite agricole, la révolution néolithique. a étroitement lié la culture du sol à celle de l'esprit: l'écriture, la comptabilité et l'urbanisation furent les conséquences d'un développement agronomique et démographique passant par le stockage des céréales et l'agglomération des paysans et artisans.
L'interaction du culturel et du cultuel passe aussi par la médiation du cultural. Qu'il s'agisse des divinités du riz au Japon ou du blé en Europe (Cérès, mère des céréales), la culture et l'élevage ont exigé une exaltation des pluies fécondantes et de la terre fertile. Chaque type de société et de religion est donc lié à un espace agricole [...].
Mais la mondialisation de la culture a bouleversé les paysages intellectuels et spirituels. Le premier pays musulman du monde, l'Indonésie, bat des records de pluviosité alors que l'islam est né dans le désert d'Arabie. Et les sociétés urbaines se veulent les plus cultivées alors qu'on n'y fait pas pousser un seul poireau. Les paysans seraient-ils donc incultes ?"
Cette sagesse des mots que nous enseigne Odon Vallet a une saveur toute particulière. C'est bien normal puisque nous dit-il savoir, sagesse et saveur ont tous les trois la même origine dont le sens premier est le goût.

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