Pico Iyer dresse un beau « portrait » de l’actuel Dalaï-Lama à qui il est unit par une longue amitié. Homme au destin exceptionnel, personnalité complexe confrontée trop jeune à une réalité politique qui le dépasse, dont l’Occident a façonné une image idéalisée trompeuse, le Dalaï-Lama nous est à la fois familier et éloigné. L’homme de paix nous est proche, le bouddhiste, contrairement à ce que l’on peut croire, reste éloigné, masqué par la volonté du Dalaï-Lama à « n’apporter à autrui que ce qu’il pourra lui servir ».

Portrait du Dalaï-Lama ou portrait d’une amitié avec le Dalaï-Lama ? C’est plutôt cette amitié qui est restituée dans ce livre, la rencontre de deux regards qui se nourrissent l’un et l’autre de certitudes et d’incertitudes. Le lecteur en apprendra davantage peut-être sur l’expérience de l’auteur au côté du dalaï-Lama que sur le Dalaï-Lama lui-même. Mais justement, il est possible de mesurer le rayonnement du Dalaï-Lama à son influence sur l’un de ses proches qui ne manque pas d’esprit critique : « Quelque chose changeait en moi chaque fois que je le quittais, alors que je disais à mes amis, avec passion, que les humains ne changent jamais tout à fait. »

Le Dalaï-Lama est d’abord un méditant, un familier de la non-dualité confronté à la violence dualiste du monde, qui sait mettre de côté la haute métaphysique bouddhiste pour enseigner au quotidien à tous, chaque jour plus conscient du paradoxe de sa situation et d’une mission qui ne peut conduire qu’à l’insatisfaction.

« Le système même des lamas réincarnés ou, tulkus, reconnus grâce à des symboles secrets juste après leur naissance, pourrait presque constituer un savant mélange de logique ingénieuse et d’anti-logique tibétaine : après tout, ce qui fait toute sa beauté, c’est qu’il porte au pouvoir de petits garçons (et, parfois, des fillettes) qui n’ont eu aucune opportunité d’être corrompus par le monde et qui ne sont animés d’aucun arrivisme. Le revers de la médaille est qu’en y mettant des enfants de deux ans, cela revient, du moins pour quelques années, à mettre le vrai pouvoir entre les mains de régents et de tuteurs plus âgés, ou de proches de l’enfant, qui ne sont, eux, en aucun cas immunisés contre les tentations du pouvoir et les conflits politiques. J’ai été surpris d’apprendre que, pour les Tibétains, avoir un tulku né dans sa famille n’est pas une source de réjouissances ; ils ont tendance à croire que, du point de vue séculier (et par le biais, sans doute, d’une sorte de compensation complexe), le plus souvent cela porte malheur. »

Le Dalaï-Lama vient de connaître cinq décennies d’exil et ce n’est pas terminé. Le Tibet est en passe d’être détruit par la Chine dans une indifférence quasi générale. Mais sans l’invasion chinoise, le Tibet et son bouddhisme n’auraient pas rencontré le reste du monde avec une telle intensité. Malgré les doutes, les interrogations quant aux « bonnes » décisions qu’il aurait pu, ou dû selon certains, prendre, le Dalaï-lama reste confiant :

« Tout ce que nous pouvons faire, n’a-t-il cessé de dire, c’est de travailler sans relâche, afin d’être prêts quand une opportunité se présentera. Nous pouvons ne pas voir les fruits de nos actes de notre vivant, mais cela ne signifie pas que nos efforts auront été vains. Il est évident que, à un moment ou à un autre, la situation en Chine et au Tibet changera pour le meilleur. Tout ce que nous pouvons faire, c’est être prêts, avec de bonnes intentions et les mains tendues, quand cela arrivera, et tirer le meilleur parti de ce qui suivra. La vérité, aime-t-il à répéter, possède une force que rien ne peut effacer. »

Le quatorzième Dalaï-Lama est confronté à la conciliation de l’inconciliable, la vie intérieure, l’axialité silencieuse, et l’agitation violente du monde. Dans l’histoire du Tibet, pouvoir spirituel et pouvoir politique furent parfois séparés, parfois rassemblés. Le quatorzième Dalaï-Lama aura vécu de manière dramatique cette question de la séparation ou de l’union de ces deux pouvoirs. Il a su cependant, d’abord en lui, et dans la douleur, résoudre au moins en partie cette équation pour en faire une identité politique dans le monde, un futur vecteur de changement, pas seulement pour le Tibet mais pour tous les peuples, faire de ce paradoxe ou de cette impossibilité, une force tranquille.

« Le Tibet a autant besoin de la Chine que la Chine a besoin du Tibet, répétait-il à l’envi, et bien que la tolérance ne signifie pas qu’il faille accepter ce qui est mal, elle naît aussi de la compréhension que nous sommes tous liés dans un seul et même lieu, et que casser la fenêtre de votre voisin pou vous venger de ce qu’il a fait peut avoir des conséquences terribles et irréparables non seulement pour lui, non seulement pou vous, mais pour tout le voisinage. Le cycle mortel de la violence, si évident partout, du cachemire au Moyen-Orient, ne peut être arrêté que par la patience et la clairvoyance. »

Le Dalaï-Lama ne prétend pas avoir raison, il indique simplement que tous ensemble, nous avons manifestement tort. Il suffit d’observer le monde tel qu’il nous apparaît pour en prendre conscience. Et que ce n’est que tous ensemble que nous pouvons établir un autre monde, plus conforme à nos désirs profonds.

C’est peut-être plus un portrait de nous-mêmes et le portrait d’un monde à la dérive que propose l’auteur. Le Dalaï-Lama « penseur politique aussi réaliste et aussi révolutionnaire » mais avant tout éveilleur, se constitue en point de convergence, à la fois visible et invisible, des esprits vivants du monde entier, quelles que soient leurs croyances et appartenances. Ce livre, loin des témoignages surfaits et sucrés, des clichés courants sur le bouddhisme tibétain et son chef spirituel et politique, évoque la permanence de l’être au beau milieu de la complexité d’un homme à la fois ordinaire et exceptionnel dans une situation à la fois ordinaire et exceptionnelle.

A lire dans tous les cas.

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