Quand un livre sur la Franc-maçonnerie débute par une citation de Guy Debord et enchaîne avec The celebration of the Lizard de Jim Morrison, le lecteur est en droit de s’attendre à un essai désastreux ou au contraire à une véritable éclaircie dans le ciel gris de la Franc-maçonnerie.

Et bien, ce livre, écrit avec talent, dans un style et un ton, même atténué, que certains sauront reconnaître, devrait, espérons le s’il n’est déjà trop tard, secouer avec bonheur la grisaille pour apporter quelque lumière. Le noir est souvent lumineux.
L’ouvrage est résolument libertaire, comme l’est la quête par nature et par essence, comme devrait l’être donc la Franc-maçonnerie. L’auteur note avec lucidité que nous en sommes loin :
« Prenons-nous à rêver. Si chaque loge était libre, si elle ne se contentait pas de subir la normativité de ses cérémonies, et si elle allait chercher son inspiration ailleurs… On pourrait alors imaginer un monde maçonnique en lequel chaque atelier impliquerait tous ses membres dans la fabrication ou la recherche de rites et de cérémonies conformes aux influences et aux attentes des uns et des autres. Mais qu’on se rassure, il y a loin entre 60000 maçons et 6000 artistes, et la Police de la Pensée veille, car les Conseillers de l’Ordre, dans la pyramide des responsabilités maçonniques, sont attentifs à tout ce qui causerait l’effondrement du Monopole Rituel dont ils ont la garde. »
Mais encore :
« Il y a en effet quelque chose d’abject aujourd’hui à perpétuer des rites maçonniques qui célèbrent la Lumière et apprennent aux Sœurs et Frères à lancer des Batteries d’Allégresse en direction soit du Progrès de l’Humanité, soit du G :.A :.D :.L :.U :. « qui est Dieu » comme s’entêtent à dire les maçons « réguliers », comme si rien ne s’était passé à Auschwitz. Dieu était-il à tenir la main des enfants qui attendaient les wagons sur le quai de Drancy ? Les a-t-il portés pour éviter qu’ils ne se blessent en tombant à la descente ? Et le progrès humain ? A-t-il contribué à rationaliser mieux encore l’industrie de la mort et la production des savonnettes et des chandelles en graisse humaine ? Continuer à ânonner « dans le Temple de l’Homme » de telles formules ne sont qu’une insulte à la mémoire des morts du vingtième siècle, c’est par le mutisme ou l’autisme spirituel qui les caractérisent, perpétuer ces crimes, au moins en être le complice. D’où, estimons-nous, la nécessité d’un rite qui prennent acte de ce que Dieu pleure sa décision, ou de ce que l’homme pleinement humain s’oblige à porter le deuil de son humanisme. C’est l’enjeu de ces pages. »
Le rite dit de la Maçonnerie Noire, daterait de 1972. L’auteur anonyme s’étend longuement sur la personnalité de son créateur, anonyme lui aussi mais aisément identifiable, avant de présenter les documents originaux qui fondent ce rite. Il rassemble un certain nombre de grades de vengeance éparpillés ici et là. Après les grades bleus, nous trouvons en effet : Maître Elu des IX, Il :. Elu des XV, Subl :. Chev :. Elu, Chev :. Prussien, Grand-Elu Kadosh, Prince du Royal-Secret.
Cette nomenclature aurait été élaborée à partir des années 1740-1760 avant de se voir éparpillée dans d’autres échelles de grade et donc « réanimée » en 1972. Vite abandonnée.
L’auteur d’aujourd’hui présente les rituels de ce système anti-système. Il développe la doctrine générale de la maçonnerie noire, assise comme toute tradition sur un mythe fondateur, et propose une herméneutique de chacun des grades. L’auteur reconnaît que la doctrine de la Franc-maçonnerie noire, essentiellement politique dans sa forme, est plutôt pauvre. Elle condamne, invite au combat contre toutes les valeurs enfermantes, tous les systèmes liberticides qui immanquablement favorise la corruption, l’abus de pouvoir etc. Il observe avec justesse que la Franc-maçonnerie que nous connaissons est destinée à fournir des cadres à la bourgeoisie et à maintenir, développer et préserver les valeurs bourgeoises. Point d’esprit révolutionnaire en loge. Cependant, le livre ne développe pas de perspectives d’application ou de prolongement si ce n’est peut-être cette invitation :
« Et sache enfin que l’essentiel n’est pas en dépôt dans les pages, mais dans ce qui se transmet à voix muette de maître à apprenti et qui se verse d’un cœur à l’autre. Pour cela, il n’est pas besoin de livre, mais il suffit d’initiation secrète et de confrérie clandestine. Les deux sont à ta portée pourvu que tu veuilles bien descendre dans la nuit de Balkis. »
Alors qu’en est-il ? Fiction totale ou réalité ? La question ne se pose sans doute pas en ces termes. Peu importe que la Franc-maçonnerie noire soit née au XVIIIème siècle ou en 1972, sous la plume d’un faux-anonyme, ou en 2005 sous les touches du clavier d’un auteur talentueux. Dans tous les cas, c’est un coup de génie. Peu importe la pauvreté de la doctrine. « Si la doctrine te gène, rejète la doctrine, mais pratique » affirme le Tchan. L’intérêt du livre est le sel qu’il véhicule. L’auteur veut, sans se faire d’illusions, réveiller l’Hermès, l’esprit du vol, dans les deux sens du terme, dans les loges maçonniques.
Ce livre dérange, parfois maladroitement, quand il fait du sang et de la violence un vecteur essentiel d’initiation. C’est un vecteur de transformation sociale, non d’initiation. Si le sang et l’art martial font partie de la voie initiatique, c’est justement hors violence (signe de l’impuissance de la personne), sans identification, sans projection personnelle, mais par la force et la beauté de l’être. Si la violence initiait ou éveillait, nous aurions davantage de véritables initiés ou éveillés en uniforme sur cette planète. Est-ce le cas ? Par contre, l’injonction à refuser le carcan des préjugés, des conformismes, à détruire toutes les prisons, des corps ou des esprits, sonne et tonne juste. Elle s’inscrit bien dans un courant traditionnel serpentin ininterrompu. Et encore quand le caractère nécessairement clandestin et secret de la quête est relevé.
Ce livre dérange aussi, cette fois avec adresse et de manière plus subtile, quand il tisse des liens créateurs entre philosophies, avant-gardes, poésies et traditions pour dire l’esprit révolutionnaire de la quête. Mais cette révolution là est verticale.
Il n’est pas anodin que ce livre paraisse en ce début de siècle. Les temps y sont propices. Les expériences se multiplient, dans les milieux maçonniques, qui veulent faire éclater les cadres pour libérer la recherche, comme les insaisissables loges Corto Maltese ou les loges sauvages de qualité.
L’auteur dit avoir voulu faire un livre-fantôme, comme le sont Le Traité des trois imposteurs ou la Fama fraternitatis, acte on ne peut plus traditionnel. Cela semble réussi.
« Car l’ouvrage dont je voulais la diffusion ne devait pas être un livre destiné à élargir la culture historique des initiés, ni un manifeste militant destiné à faire réponse à la Nouvelle Droite en préconisant ce que l’on pourrait appeler la Nouvelle Gauche. Et de même, ce ne devait pas être un recueil de rituels maçonniques. Ni un manifeste crypto-gauchiste. Ni la couverture et l’écran de l’un pour l’autre. Ou de l’autre pour l’un. Ce devait être une fiction réaliste. Un objet littéraire concret et actif. Un objet et non un livre ; littérature et non science ; pratique et non théorie ; activité et non passivité. Je le voulais : livre-fantôme.
Ne pas conclure. Lire et…

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