"Ils cherchent la roseraie et on leur indique le chemin de l'hôpital. Ils déplient leurs ailes encore fragiles et on les enferme pour les gaver. Ils rêvent de perfection et d'idéal et on leur parle de problèmes et de thérapie. Ils se sentent singuliers, ardents, et on les ravale au niveau de malades mentaux, de névrosés quelconques. Mais ils résistent, ils tiennent bon : leur âme a hâte de respirer le parfum délicieux que répandent les roses lointaines. "

C'est par ses mots que Jacqueline Kelen débute ce voyage en étrangeté. L'anorexie, comme l'autisme et quelques autres états qualifiés de " troubles ", avant tout parce qu'ils sont troublants pour la " normalité ", pose la question des dimensions de l'esprit. Car derrière le refus de s'alimenter, derrière cette famine choisie il y a une autre faim, spirituelle, une autre soif, de beauté et de transcendance, devenues insupportables. La thèse de Jacqueline Kelen surprendra, irritera. Là où d'aucuns voient une maladie presque ordinaire, elle voit un tourment métaphysique :
" Je soutiens que ce qu'on appelle " anorexie mentale " n'est pas une maladie. Que cette étiquette, inventée au XIXe siècle par des cliniciens et des psychiatres, vise à occulter et à juguler la dimension spirituelle présente en chaque être humain mais dont certains sont davantage conscients.
Les jeunes gens qui s'affament souffrent terriblement mais ils ne sont pas malades, au sens prosaïque du terme. Et ils me touchent immensément : c'est d'abord à eux que ce livre s'adresse. Je les comprends. Leur sentiment d'exil, leur goût de la perfection, leur soif d'absolu, je les connais depuis ma petite enfance et ne les renie pas. Seulement, au fil des ans et des épreuves, j'ai trouvé des parades plutôt que des remèdes : l'étude, la création littéraire, la recherche intérieure. Grâce aux oeuvres d'art et aux textes sacrés des diverses religions, j'ai appris que ce n'était pas un banal mal de vivre mais un désir éperdu de beauté, de lumière, une aspiration à l'infini. Ainsi cette nostalgie ou soif de l'âme que je ressens toujours vivement et dont je ne veux surtout pas être dépossédée se révèle une porte ouvrant sur un monde magnifique, irremplaçable mais non point achetable ; sur le monde de l'Esprit, au fond le seul réel, qui éclaire l'aventure terrestre jusqu'à son accomplissement.
Au royaume de l'Esprit chacun peut avoir accès : par le silence et le recueillement, par une rencontre amoureuse, un partage de coeur à coeur, par une émotion esthétique, mais aussi par une épreuve, une souffrance. C'est pourquoi j'estime criminels ceux qui s'ingénient à ruiner la conscience de l'homme - ce " prodige de la nature " que chante Sophocle par le choeur d'Antigone, ce " miracle " célébré par les humanistes de la Renaissance. Je n'aime pas ceux qui coupent les arbres à la racine, ceux qui tuent systématiquement les oiseaux.
Oui, je suis du côté de ces jeunes gens affamés d'idéal mais qui ne perçoivent pas clairement l'origine de leur mal. Je les soutiens dans leur quête héroïque mais non dans leur refus de s'alimenter. Ils m'apparaissent comme l' " écharde dans la chair " d'une société repue, comme un cri déchirant la torpeur et la satisfaction générales. "
Nous sommes tous, d'une certaine manière, des anorexiques, et ce livre nous invite à la joie et à l'enfantement par l'Esprit. Les affamés, et ceci quelles que soient les formes prises par la faim, ont sans doute devant eux un chemin privilégié mais, le plus souvent, ils l'ignorent. Ce livre les aidera à mieux reconnaître en eux l'appel de l'Être.

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